Contre la pensée dogmatique, certaines figures du XXe siècle ont incarné l’audace de l’incertitude. Raymond Aron s’est efforcé de décrire le monde tel qu’il est, sans confondre la politique avec la morale.
En 1933, un jeune Français traverse la ville de Berlin, hérissée de bras tendus. Raymond Aron, 28 ans, est un fils de bonne famille qui a vu son père ruiné par la Grande Dépression. Cet esprit éloquent et agile, que tout petit déjà ses parents surnommaient « l’avocat », a été classé premier à l’agrégation de philosophie – et 2/6 au tennis. Quand il arrive en Allemagne pour y prendre un poste d’assistant à l’université, le normalien affiche un engagement socialiste et pacifiste, assez banal parmi ses compagnons de promo. Mais à la différence de ces derniers, et notamment de son « petit camarade » Jean-Paul Sartre, qui commente l’actualité planétaire depuis les cafés du Quartier latin, Raymond Aron va prendre l’histoire en pleine figure.
Sous ses yeux, Hitler enflamme les foules, Goebbels brûle les livres. « L’Allemagne fut mon destin », confiera plus tard celui qui a pu constater le remplacement des drapeaux rouges par les chemises brunes : tandis que les militants du puissant mouvement ouvrier disparaissent subitement, comme happés par « une trappe magique », les zélateurs d’Hitler tiennent le haut du pavé. Hier encore, certains d’entre eux n’étaient-ils pas de fiers marxistes ?
Aron, lui-même fin lecteur du Capital, continue de fréquenter ceux qui acceptent de lui parler : « J’essaye aujourd’hui de reconstituer mes sentiments au cours de ces premiers temps de ma rencontre avec la culture allemande (…), racontera-t-il plus tard. Je fus sensible à la détresse de la jeunesse allemande, à la chaleur qui imprégnait les relations entre les personnes ; même les étudiants qui se rapprochaient plus ou moins du national-socialisme ne refusaient pas le dialogue. (…) Nous buvions sur les bords du Rhin ou de la Spree, et soudain monte une bouffée d’amour ou d’amitié qui transfigure la soirée. »
Penser l’histoire en train de se faire
Journées décisives au cours desquelles se fixe la vocation d’Aron, son « projet d’existence » : penser l’histoire en train de se faire, l’humanité travaillée par ses failles, aussi honnêtement que possible. Si le nazisme révulse cet humaniste juif, il l’oblige aussi à reconnaître les limites de son credo politique et philosophique : confronté à la sauvagerie nue, le jeune intellectuel rompt avec le pacifisme et découvre « la puissance des forces irrationnelles ».
Avant de juger, décide-t-il, commençons par saisir le réel dans ses contradictions. Cela signifie non pas accepter mais décrire le monde tel qu’il est. Contre beaucoup de ses contemporains, Aron évitera de confondre le Vrai avec le Bien et la politique avec la morale. Lui qui a rencontré le visage du sanglant fanatisme refusera d’opposer les slogans aux slogans. « La lucidité est bien la première loi de l’esprit », écrit-il dès 1933 dans sa « Lettre ouverte d’un jeune Français à l’Allemagne ».
Mentionner les faits avec loyauté, ne rien concéder à l’hypocrisie, se montrer « sans pitié pour les croyances faciles », ménager sa place au doute : tel sera l’effort de Raymond Aron. « Au lieu de crier avec les partis, nous pourrions nous efforcer de définir, avec le maximum de bonne foi, les problèmes qui sont posés et les moyens de les résoudre », note-t-il peu avant la guerre. Comme universitaire mais aussi comme journaliste, il se cabrera contre cette perversion partisane qui transforme tant d’intellectuels en « délégués à la propagande ».
Face au nazisme, contre le stalinisme ou sur la question coloniale, il essaiera toujours d’être fidèle à cette ligne de conduite, celle d’un pluralisme obstiné : « Le pluralisme intellectuel ou spirituel ne prétend pas à une vérité comparable à celle des mathématiques ou de la physique ; il ne retombe pas non plus au niveau d’une opinion quelconque. Il s’enracine dans la tradition de notre culture, il se justifie, et d’une certaine manière se vérifie, par la fausseté des croyances qui s’efforcent de le nier », note Aron dans les dernières pages de ses Mémoires, magnifique volume publié quelques mois avant sa mort, en 1983 (Julliard).
Cette éthique intraitable du doute
Cet état d’esprit ne lui attirera pas que de la sympathie. Très tôt engagé dans la Résistance, le rédacteur en chef de La France libre répugne à l’enrôlement partisan et prône, depuis Londres, « le respect nuancé de toutes les croyances ». Après-guerre, alors que Staline peut compter sur la complaisance de l’intelligentsia occidentale, Aron suscite la réprobation de nombreux amis, y compris gaullistes, en dénonçant les mensonges et les crimes du régime totalitaire : « Est-il si difficile, pour de grands intellectuels, d’accepter que 2 et 2 font 4 et que le goulag ce n’est pas la démocratie ? », résumera-t-il.
Au milieu des années 1950, Aron prend encore à contre-pied ceux qui pensaient pouvoir l’enfermer dans un clan politique. Depuis longtemps hostile au colonialisme, il publie un livre où il plaide pour l’indépendance de l’Algérie et pour ce qu’il nomme « la solution héroïque de l’abandon » (La Tragédie algérienne, Plon, 1957). Une fois de plus, donc, l’éditorialiste du Figaro se sera aliéné la droite sans s’attirer l’indulgence de la gauche.
Mais peu importe, à ses yeux, pourvu que l’essentiel soit préservé : éviter la guerre civile, son cauchemar depuis l’expérience berlinoise ; faire pièce aux durs rêveurs qui en pincent pour le pire, à tous ces féroces prêcheurs qui préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits.
Dans des moments aussi explosifs que les années 1930, les guerres coloniales ou encore Mai 68, le choix de Raymond Aron, cette éthique intraitable du doute, ne pouvait que l’exposer à la solitude et aux sarcasmes. « Me voici, depuis longtemps, un marginal, ici aussi bien que là, note-t-il en 1965. (…) Un sans-parti, dont les opinions heurtent tour à tour les uns et les autres, d’autant plus insupportable qu’il se veut modéré avec excès. »
En ce sens, si l’on mentionne souvent Kant et Tocqueville comme les principales sources de sa pensée, on peut dire qu’Aron fut d’abord un disciple d’Aristote, ce grand philosophe de la prudence. Pour Aron aussi, la prudence est tout sauf une forme de pusillanimité, c’est la première des audaces. Quand il célébrait le « suprême courage de la mesure », il avait en tête quelque chose qui relevait d’abord de l’action : un exercice de liberté, la mise en mouvement d’une responsabilité.
Car Raymond Aron n’est pas de ceux qui prétendent détenir la vérité. « L’homme aliène son humanité et s’il renonce à chercher et s’il s’imagine avoir dit le dernier mot », prévient-il lors d’une conférence, en 1957, et lui-même tira les leçons de cet avertissement.
Pour le vérifier, on peut plonger dans ses livres, ses articles de presse, on peut aussi écouter ses cours à la Sorbonne. On constatera alors que le théoricien des relations internationales et de la « société industrielle » passe son temps à dialoguer avec ses étudiants, à devancer leurs objections (« Vous pourriez me dire »…), à prendre en compte leur sensibilité : « Il va de soi que j’essaierai de ne choquer personne », répète-t-il. En cela, il prolonge l’enseignement d’un professeur qui l’a beaucoup marqué quand il avait 17 ans, et qui s’appelait Georges Aillet. « Il n’était pas cuirassé par un système, (…) il ne savait pas, il cherchait : pas de vérité à transmettre, mais un mode de réflexion à suggérer », se souviendra l’ancien lycéen devenu professeur au Collège de France.
Conscience critique et volonté pugnace
Dans l’esprit d’Aron, il y a là, bien plus qu’une méthode pédagogique, une pratique de l’incertitude qui fonde non seulement une certaine éthique intellectuelle mais aussi la civilisation démocratique. Observateur de ce régime fatalement décevant, critique acéré de ses faiblesses, Aron n’en a pas moins martelé que la démocratie devait être défendue coûte que coûte, parce qu’elle place en son centre la conscience permanente de nos limites.
Loin de représenter une déficience, affirme-t-il, cette façon d’assumer sa propre fragilité représente la morale héroïque de nos sociétés, pourvu qu’elles y tiennent : « Je commencerai par une confession, disait Aron en 1939 : je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. »
Toute l’espérance d’Aron, sa force vulnérable, se loge dans cet équilibre entre conscience critique et volonté pugnace. Aux esprits prétendument « radicaux », qui voudraient réduire ses scrupules à une simple dérobade, il rétorque ceci : l’arrogance idéologique exprime moins le courage que la lâcheté. « Certes, Jean-Paul Sartre avait raison de me reprocher d’avoir trop peur de “déconner”, ironise-t-il. Même dans les sciences dites exactes, la recherche ne va pas sans erreur et l’erreur sans profit. Lui, en revanche, surtout en politique, a généreusement usé du droit à l’erreur. »
Et quant aux démagogues confortablement installés dans leur fauteuil subversif, qui moquent la posture abstraite d’un esprit glacé, Aron leur répond qu’il s’agit plutôt d’une nécessité solide, née des épreuves vécues.
Ces épreuves, on l’a dit, furent d’abord politiques et historiques. Mais elles marquèrent aussi l’itinéraire familial de Raymond Aron, et on ne peut pas comprendre son rapport extrêmement sensible à la finitude si on n’a pas en tête les traumatismes que furent pour lui le déclassement et l’humiliation de son père, après le krach de 1929, mais aussi la perte d’une petite fille, âgée de 6 ans, en 1950. « Qui a assisté, impuissant, à la mort de son enfant, ne sera plus tenté de souscrire à l’orgueil prométhéen », notait-il. Autant que dans telle réflexion théorique ou tel engagement politique, c’est ici que se déploie la philosophie aronienne, cet héroïsme de l’incertitude.