Les Juifs du pape, ainsi que l’on désignait les Juifs vivant en Avignon et dans le Comtat Venaissin, présentent la particularité, avec les Juifs d’Alsace et ceux de Bordeaux-Bayonne, d’avoir formé jusqu’à la Révolution la seule communauté juive autorisée à résider dans les limites actuelles du territoire français.
Numériquement peu nombreux, ce groupe parlant un dialecte judéo-provençal, le shuadit, était soumis à des mesures restrictives, ce qui ne l’empêcha pas d’être, avec les chrétiens, dans un constant et complexe rapport d’échanges mutuels.
La présence juive à Avignon et dans le Comtat est fort ancienne. Au dire de certaines familles comtadines du XVIIIe siècle, leurs ancêtres y avaient été exilés après la chute de Jérusalem, en 70. La découverte en 1967, à Orgon, d’une lampe à huile décorée d’une double ménorah corrobore cette tradition, à propos de laquelle les témoignages documentaires abondent au Moyen Âge. Lorsque le Comtat Venaissin puis Avignon sont cédés au Saint-Siège, respectivement en 1274 et 1348, les communautés juives y sont nombreuses. Elles sont installées à Beaucaire, Bédarrides, Carcassonne, Malaucène, Meyrargues, Monteux, Pernes… et constituent pour quelques Juifs bannis de France en 1394, de Provence en 1501 et d’Orange en 1505, une terre de refuge, réduite en 1624 à quatre villes : Avignon, Carpentras, Cavaillon et L’Isle-sur-la-Sorgue. Soit une population globale de près de 2 500 âmes à son apogée au milieu du XVIIIe siècle.
Enfants d’Israël et enfants de la Diaspora, héritiers du testament de Dieu, les Juifs maintiennent leurs us et coutumes dans le respect de la loi du pays dans lequel ils résident. Portant pour la plupart comme patronyme des noms de villes de la région (Carcassonne, Crémieux, Cavaillon, Meyraques, Roquemartine…), ils mettent en pratique la maxime tirée de Jérémie 29: 7 « Priez pour la paix du royaume ». Ils expriment leur fidélité et leur attachement aux autorités qui les gouvernent comme en atteste, entre autres, la prière adressée au pape lors de la procession des rouleaux de la Loi ou encore celle formulée à l’attention de Louis XV lorsque celui-ci annexe brièvement le Comtat entre 1768 et 1774.
Un complexe rapport d’altérité
Maintenus par les chrétiens comme témoins de la vérité des Écritures, assignés à résidence dans un quartier, astreints à assister à des sermons de conversion, les Juifs sont soumis à des taxes et imposition en contrepartie des « privilèges » qui leur sont octroyés. Des chartes règlent leur statut, et toute décision interne à leur communauté est soumise à l’aval des autorités ecclésiastiques. On les oblige à arborer un insigne distinctif, la rouelle puis le chapeau jaune pour les hommes et un morceau de même étoffe que les femmes portent sur leur coiffe. Ils sont exclus des corps de métier à l’exception de l’usure, interdite aux chrétiens. Des perquisitions sont orchestrées pour saisir leurs ouvrages, comme en 1754 à Carpentras. On baptise leurs enfants à leur insu par simple aspersion d’eau en dépit des interdictions faites dans ce sens. Lors de la semaine sainte, les Juifs sont reclus dans leur quartier, un usage attesté dès le VIe siècle, dans les canons du concile d’Orléans, alors que, deux siècles auparavant, Juifs et chrétiens célébraient la Pâque en même temps.
Des permissions leur sont néanmoins accordées au cours du XVIIIe siècle de circuler sur le territoire français pour les besoins de leur commerce. Dans ce contexte, la dynamique de la vie prend le dessus et en dépit de cette législation ségrégative, les passerelles avec le monde chrétien existent et les interactions s’opèrent dans divers domaines : linguistique, cultuel et culturel. Cette exception confère à ces « Juifs du pape » une destinée hors du commun, tenant à un ancrage spatio-temporel sur une très longue durée au contact du latin, du français, du provençal et de l’hébreu, qui perdurera jusqu’à la Révolution.
La carrière juive : une cité dans une cité
À l’ombre de l’église majestueuse et triomphante, la cité juive dite mansiones ebreorum, burgus judaycus, sirvagium (servitude), jutaria (juiverie), carrière ou carriero (en provençal), messila (en hébreu prononcé « mefila », intégré au provençal) ou encore communauté, se déploie dans un espace restreint à une ou deux rues, circonscrit et clos dès le XVe siècle, comportant à chaque extrémité deux portails, l’un gardé à l’intérieur par un Juif, l’autre à l’extérieur par un chrétien, ouverts à l’aube et fermés à la tombée de la nuit. Carpentras, la communauté la plus importante, a abrité près de 1 000 âmes (pour 212 maisons en 1769), soit près de 10 % de la population chrétienne. Au même moment, à Cavaillon, la plus petite, près de 100 personnes résidaient dans 22 maisons, avec une visibilité moindre. Au cœur de la ville, la cité est dotée d’une organisation interne avec à la tête une oligarchie tripartite qui gère le quotidien, prend en charge les indigents, maintient l’ordre préétabli par les aïeux, donnant ainsi l’impression que le temps demeure à l’identique.
Au sein de la juiverie s’élève un édifice religieux et communautaire, la synagogue (escolo), dont les dimensions initiales furent dictées par les autorités apostoliques qui donnèrent par exemple celles de Carpentras en 1367 (10 mètres de longueur, 8 de largeur et 8 de hauteur). Bâtie sur des soubassements datant de l’Antiquité, cette synagogue a fait l’objet d’aménagements aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Elle demeure, avec celle de Cavaillon, un joyau du XVIIIe siècle, devenue Musée juif comtadin, la seule debout. Celle de L’Isle-sur-la-Sorgue fut détruite sous la Terreur. Celle d’Avignon, partie en fumée en 1845, fut reconstruite l’année suivante dans le style néoclassique avec une rotonde sous coupole. Elle rompt avec la tradition des synagogues comtadines, bâties sur deux étages avec des spécificités qui leur sont propres, notamment les meubles miniaturisés du XVIIIe siècle, comme le siège du prophète Élie utilisé lors de la circoncision, élévation de la chaire du rabbin face à l’arche sainte.
Carpentras et Cavaillon ont conservé des espaces qui répondent aux obligations religieuses, tels le bain rituel (cabussadou en provençal, mikwé en hébreu), vestige du Moyen Âge dont il reste également un témoignage à Pernes, le fournil, la machine à faire les coudolles – les galettes de la Pâque – pièce unique détenue à Carpentras, enfin la terrasse servant entre autres, pour la bénédiction de la néoménie, marquant le commencement de chaque mois lunaire. Autour de la synagogue s’alignaient les maisons ou immeubles à plusieurs étages tels les « gratte-ciel » à Carpentras qui pouvaient compter jusqu’à sept niveaux, des échoppes, des traverses, une place et parfois un puits. Ces ensembles furent en partie détruits aux XIXe et XXe siècles.
Le cimetière, « la maison des vivants »
Sur les trois espaces funéraires juifs qui existent encore aujourd’hui – celui de Cavaillon, situé au pied de la colline Saint-Jacques, a été détruit en 1953 et ses stèles déposées au musée juif de Cavaillon – restent celui de L’Isle-sur-la-Sorgue, longtemps abandonné, celui d’Avignon saturé, et celui de Carpentras, le plus ancien d’Europe – datant du XIVe siècle – et le plus vaste. Toujours en activité, il a été classé au titre des Monuments historiques en 2007. Dans cet immense espace verdoyant, situé hors de la ville et bordé par l’aqueduc, la nature a pris le dessus et a recouvert les sépultures des Juifs ensevelis au fil des siècles. Avant l’inhumation, la tradition juive exige de porter des soins au défunt. Le corps était lavé et purifié par les purificateurs dans le dépositoire qui se trouve face à l’entrée, et la dépouille, accompagnée à sa dernière demeure avec des cierges et des processions, mise en terre par des fossoyeurs. Les obsèques avaient lieu à la tombée de la nuit, jamais le dimanche, sans aucune épitaphe, selon la législation imposée par les chrétiens.
Le 6 août 1760, les Juifs firent placer des pilons sur le bord du chemin du cimetière de telle façon que les carrosses et les bêtes ne puissent y pénétrer. Il fut question plusieurs fois d’agrandir le terrain, ce qui fut accordé en décembre 1779. Les Juifs y cultivaient des mûriers, leurs feuilles étaient vendues et les bénéfices recueillis finançaient les funérailles des indigents. L’herbe du terrain servait également de pâturage aux troupeaux. En 1843, le cimetière fut clôturé. Sur les pilastres de l’entrée principale furent gravés à gauche le psaume 103, v. 13, en français : « Le jour de l’homme passe comme l’herbe, il est comme la fleur qui fleurit pour un peu de temps », à droite sa version hébraïque. Les stèles du XIXe siècle sont érigées, avec parfois des inscriptions hébraïques, certaines sont regroupées par famille dans un enclos en fer forgé. On y trouve enfin deux ghenizot, caveaux dans lesquels sont ensevelis les scripturaires détériorés.
Ces traces matérielles et immatérielles, « archives du sol », évocateurs d’une histoire universelle, constituent un patrimoine original, unique au monde.
Simone Mrejen-O’hana
Bonjour,
Bravo pour le rappel, on apprend toujours des choses dans ce cas et c’est bien ainsi !