Benjamin Orenstein est le seul membre de sa famille à avoir survécu aux camps de concentration. Comme beaucoup de rescapés, il a longtemps préféré se taire. Mais le procès Barbie et les falsifications des négationnistes l’ont poussé à prendre la parole. Soixante-quinze ans après la fin de la seconde guerre mondiale, à 93 ans, il est l’un des derniers à pouvoir témoigner de vive voix de ce que fut la Shoah.
À quoi peut encore croire Benjamin Orenstein ? Quelle foi garde debout cet homme de 93 ans qui est là, devant nous, dans cet appartement de Lyon ? Quel ressort vital le tient ainsi en l’air et lui donne ce désir de raconter l’histoire lointaine d’un garçon qui a survécu à quatre années de déportation ? Le périlleux chemin de l’enfance à l’âge adulte, ce rite initiatique qui vous construit pour longtemps, il l’a parcouru entre sept camps de concentration. Il était adolescent et il est devenu homme, le ventre vide, abruti de travail, sous les insultes, les coups, au cœur d’indicibles cruautés et avec la seule perspective d’une fin programmée et fatalement attendue. Terrible noviciat que de se forger dans la Shoah, fichu enseignement que d’apprendre la vie au milieu des morts.
Juif né en Pologne, il a perdu son père, sa mère, sa sœur, ses trois frères, sa belle-sœur, sa petite-nièce – elle avait huit mois –, toute sa famille, existences emportées par la barbarie nazie, tuées et effacées de la surface de la terre, rayées de tout sauf de son incroyable mémoire. Lui, Benjamin Orenstein, est là. Lui et pas les siens, lui et pas les autres, les millions d’autres. « J’ai eu beaucoup, beaucoup, beaucoup de chance », répète-t-il souvent et cette insistance incrédule n’est pas exagérée, au vu de son parcours.
L’antisémitisme «ordinaire» des polonais
Pourquoi ? Il se le demande, en servant une liqueur polonaise dont la saveur douceâtre et les vapeurs alcoolisées n’effacent pas le goût âcre des mots. Parfois, il sème son récit de dictons anciens et de vieilles blagues, prononcés avec un fort accent yiddish. Des petites histoires juives pour alléger une grande histoire juive, en somme. Tant sa chronique particulière épouse littéralement, jusqu’à la parabole, celle d’une communauté pendant la guerre.
Du génocide, il a connu chaque étape mortifère. L’antisémitisme « ordinaire », mal dégrossi, viscéral, des paysans polonais, comme un bain ambiant. Les humiliations, les spoliations, l’asservissement par les premiers occupants nazis, préambule de la déshumanisation. Les assassinats isolés, les morts pour l’exemple ou pour rien, apprentissage de la violence indifférente. La Shoah par balles, les massacres à pleines fosses communes, prémices de la « solution finale ». Les camps de concentration et enfin d’extermination. Et puis la suite, aussi, l’espoir qui triomphe, la vie qui continue.
La fin de sa foi
Est-ce quelque loi naturelle qui a permis à son corps, à cette solide carcasse de beau vieillard qu’on a découvert campé sur le pas de sa porte, de résister aux privations et à la sélection imposées par les bourreaux ? Est-ce cette rage de vivre, cette énergie forcenée qui transparaît encore tout au long d’heures et d’heures d’entretien, mené d’une traite et sans rature ? Est-ce le serment de témoigner jusqu’à son dernier souffle, fait un jour avec d’autres déportés, au cas où l’un d’eux survivrait ?
Est-ce une intervention divine ? Ça, non ! Dieu, Benjamin Orenstein l’a abandonné, à moins que ce ne soit l’inverse. Le garçon, élevé dans la religion mais sans excès, enfance à l’ombre de la synagogue, vie réglée par les fêtes et les interdits, a arrêté d’y croire au début d’août 1944. C’était à Birkenau, alors qu’il regardait la fumée noire qui sortait des fours crématoires. « J’ai interpellé Dieu. Il ne m’a pas répondu. J’ai alors su que c’était l’homme qui l’avait créé. J’ai tout rejeté en bloc. »
Ils étaient 1 200 dans le convoi transféré le 3 août à Auschwitz-Birkenau. Contrairement aux juifs d’Europe occidentale, largement ignorants du sort qui les attendait, ceux de Pologne connaissaient la réputation du lieu, qui courait dans les camps depuis quatre ans que duraient les persécutions. Quand, dans le wagon plombé, un homme, un représentant des chaussures Bata qui avait sillonné tout le pays, a reconnu par la lucarne la gare d’Oswiecim, le nom polonais d’Auschwitz, il n’y a plus eu le moindre doute. On arrivait au bout du chemin. On allait à la mort.
Ses souvenirs pour seule sépulture
Benjamin Orenstein n’a rien vu de la sélection, abasourdi par le voyage, aveuglé par les projecteurs et par la nuque du camarade auquel il était collé. Il s’est retrouvé nu sous la douche, tassé avec cinquante personnes. Il connaissait l’existence des chambres à gaz pour en avoir entendu parler quand il travaillait dans un kommando dépendant de Majdanek, un autre camp qui en possédait.
Comme tous ceux à ses côtés, il était terrorisé « au point de vouloir s’encastrer dans les murs ». Mais de l’eau est finalement sortie du pommeau. Benjamin Orenstein obtenait un répit, comme 250 jeunes hommes jugés encore aptes au travail. Le reste du convoi « a été craché par les cheminées dans le ciel » et la foi de celui qui était désormais le matricule B4416, tatoué sur son avant-bras gauche, s’en est allée dans ce sombre panache.
Les deux chandeliers à sept branches posés sur les étagères du salon lyonnais marquent donc un sentiment fervent d’appartenance à un peuple plus qu’une croyance religieuse. Au milieu des photos en couleurs exposées pêle-mêle se détache un cadre doré avec le portrait en noir et blanc d’une jeune fille. Hinda, sa sœur, assassinée avec ses parents, Nahum et Tova Leia, dans le camp d’extermination de Belzec, fin 1942. Ce cliché, que possédait un cousin qui s’était réfugié en France avant l’Holocauste, est la seule chose qui lui reste des siens. Ça et ses souvenirs, comme un magnifique cénotaphe. « Ces mots pour sépulture » : c’est ainsi qu’il a intitulé sa biographie, publiée à compte d’auteur.
Une haine entretenue par les enseignants et les prêtres
D’aussi loin que remonte la mémoire familiale, les Orenstein vivaient à Annopol, un shtetl situé à 70 kilomètres de Lublin. Nahum, le père, achetait dans les fermes polonaises des œufs et des veaux, abattus ensuite selon le rituel casher et revendus à Lodz ou même à Varsovie. Tova Leia, sa mère, l’aidait et s’occupait de ses trois fils aînés, Haim, Jacob Meyer, Léon, de sa fille, Hinda, et du petit dernier, Benjamin.
D’aussi loin que remontent également ses souvenirs d’enfant, Benjamin a toujours vécu avec l’antisémitisme. La haine est entretenue par les enseignants et les prêtres, couverte par les policiers. Ce climat ne semble même pas anormal au jeune garçon. « On croyait que c’était partout comme ça, qu’on était fait pour naître et vivre ainsi. » Tandis que de plus prudents ou de plus fortunés fuient vers un ailleurs qui ne saurait être pire, la famille Orenstein fait avec cette existence. « On était comme un ver qui vit dans du raifort et pense qu’il n’existe rien d’autre de meilleur. »
L’Allemagne envahit la Pologne, en septembre 1939. Les troupes de la Wehrmacht sont très vite remplacées par les SS, plus tard épaulés par des supplétifs ukrainiens. Aux vexations pour l’amusement, comme ces barbes sacrées coupées dans la rue, aux passages à tabac gratuits, aux exécutions de hasard, par désœuvrement, succède bientôt une véritable politique de répression. Un potentat local, Lazarczyk, fait régner la terreur.
« Des juifs avaient été réquisitionnés pour balayer les rues. Le premier jour, ils avaient un cheval et une charrette. Le deuxième jour, il n’y avait plus de cheval : ils devaient tirer la charrette. Le troisième jour, les roues de la charrette avaient été enlevées. » Ainsi en allait-il du sort des habitants d’Annopol, empirant toujours.
En même temps que dans les grandes villes, un ghetto est créé dans ce village. « Un cercle d’un kilomètre a été tracé autour de la place du marché. Si on s’aventurait au-delà, on était exécuté. » Il faut également porter un brassard blanc frappé d’une étoile de David, bleue ou noire, sous peine de mort. Avec ses cheveux châtain clair, Benjamin peut passer pour un Polonais. « Je sortais du ghetto et sans brassard. J’encourais deux condamnations à mort, mais j’étais gagnant : ils ne pouvaient me tuer qu’une fois. »
Réquisitionné pour des travaux forcés
Pour survivre, les Orenstein n’ont que le troc avec des voisins, échangeant avec les profiteurs leurs biens et même leurs vêtements contre un peu de nourriture. Benjamin propose ses services dans les fermes où se trouvent des paysans compatissants. Il revient le dimanche avec des vivres qu’il distribue à sa famille.
Imposé par les Allemands, un conseil des juifs doit répondre aux incessantes demandes de main-d’œuvre. Il faut fournir des bras pour les chantiers environnants. Benjamin est plusieurs fois réquisitionné pour aller casser des cailloux sur les routes. Quand Nahum est désigné au printemps 1941 pour ces travaux forcés, Benjamin se substitue, moyennant un peu d’argent, de tissu et de cuir, à son père, trop vieux et affaibli pour résister.
À 14 ans et demi, il entre dans son premier camp : Ieniszow. La main-d’œuvre est forcée à construire une digue sur la Vistule. « Le travail était très pénible, l’hygiène inexistante. Nous étions bouffés par la vermine. » La soupe est un liquide insipide où flotte un morceau de betterave ou de patate. Les gardiens, des détenus de droits communs polonais, sont impitoyables et assomment les prisonniers juifs de coups de fouet. « Les hommes tombaient comme des mouches. » Benjamin décide de s’évader avec un copain de son village et revient à Annopol. Heureusement, aucun registre systématique n’est encore tenu et son retour n’est pas signalé. Tova Leia pleure de joie, mais Nahum est inquiet : « J’étais une bouche à nourrir… » Dès le lendemain, il repart travailler pour les moissons dans la ferme d’un village où vivent des cousins.
La solution finale actée en 1942
Un jour, Lazarczyk débarque avec ses sbires ukrainiens dans le village où il travaille. Le garçon n’a que le temps de se cacher avec un cousin. « Une vingtaine de personnes ont été emmenées sous un châtaignier. Les hommes ont été contraints de creuser un trou. Il y a eu un bruit de mitrailleuse, puis le silence. Les paysans polonais qui étaient là ont reçu l’ordre de recouvrir les victimes de terre. Il y avait encore des vivants, j’en suis sûr, mais ils ne les ont pas aidés. C’était ma première fusillade collective. »
Benjamin ne le sait pas, mais la « solution finale » vient d’être actée à la conférence de Wannsee, en janvier 1942. « Vous savez combien de temps elle a duré ? Une demi-heure. Un peuple a été condamné à mort en une demi-heure ! [Tenue le 20 janvier 1942, la conférence dure un peu moins de deux heures et réunit quinze hauts fonctionnaires du IIIe Reich] » Les massacres se multiplient dans les mois qui suivent. Des convois embarquent des centaines de personnes vers des destinations inconnues. « La population juive des villages avoisinants disparaissait corps et âme, comme si la terre les avalait. » Les Polonais pillent les maisons laissées vides, avant de les occuper quand il devient évident que les propriétaires ne reviendront pas.
Le 13 octobre 1942, les hommes juifs d’Annopol, âgés de 16 à 60 ans, sont à leur tour réunis sur la place du bourg. Benjamin et ses trois frères ont dix minutes pour réunir des affaires puis sont emmenés dans un camp de travail, à Rachow, un vaste domaine agricole situé à huit kilomètres de chez eux.
Le lendemain, les femmes, les enfants et les vieillards sont conduits à pied vers la gare. Le cortège passe devant les baraques de Rachow. Nahum, Tova Leia, Hinda, l’épouse de Haim et son bébé sont là. « Mes frères m’avaient soulevé pour que je puisse les voir. Mon père leur a demandé : “Surtout, veillez sur le petit” et m’a dit : “Obéis à tes frères et tout ira bien avec l’aide de Dieu.” J’avais l’impression que c’était la dernière fois que je verrais mon père. Malheureusement, c’était vrai. » Il n’en aura confirmation qu’après la guerre : son père, sa mère et sa sœur ont péri à Belzec, premier camp doté de chambres à gaz dès la mi-mars 1942.
Sur le domaine, les hommes sont astreints à un travail exténuant. Les brimades sont permanentes. Pour une vétille, Benjamin est condamné à vingt-cinq coups assénés avec une planche de bois. Il est laissé à moitié mort. Ses frères le cachent, le temps qu’il se rétablisse. La vie ne dépend que du bon vouloir ou d’un coup de sang des gardiens. Le soir de la Saint-Sylvestre 1942, Lazarczyk, complètement ivre, veut reprendre sa voiture, mais celle-ci refuse de démarrer par − 20 degrés. Fou de rage, il abat d’une balle dans la tête deux prisonniers.
Une soupe d’orties pour tout repas
En mai 1943, les quatre frères sont séparés. Benjamin est conduit avec Jacob Meyer dans un autre camp, à Budzyn (ou Budzin). À l’entrée, deux hommes qui avaient tenté de s’évader agonisent, pendus par les pieds, suppliant qu’on les achève. Le lieu est dirigé par Reinhold Feiks (ou Feix) dont le sadisme éclipse bientôt celui de Lazarczyk. Les nouveaux arrivants sont privés de leurs derniers biens. Une couverture est posée au sol. Feiks oblige un homme à sortir du rang et l’abat de sang-froid. « Il nous a dit qu’il ferait de même avec tous ceux qui ne jetteraient pas leur argent sur la couverture. »
Budzyn fournit la main-d’œuvre à l’avionneur Heinkel, qui vient d’installer là une usine. « La mort qui rôdait dans ce camp était tellement dense qu’on aurait lancé un couteau et il serait resté planté. » Les hommes s’épuisent dans les ateliers où sont fabriquées des pièces de bombardier. La nourriture se résume à une soupe d’orties. « C’était immonde. La terre craquait sous les dents. Le premier soir, j’ai refusé de la boire. Des prisonniers m’ont demandé ma ration. Ils l’ont avalée avec avidité. » Le lendemain, Benjamin faisait de même. Dans le camp se croisent des êtres décharnés. « On m’a dit : “Vous allez bientôt ressembler à cela” et c’était vrai. Les plus costauds pouvaient tenir trois semaines à ce régime. »
Benjamin est employé l’été aux travaux des champs. Il grappille dans les récoltes, coupe du bois qu’il troque contre quelques vivres avec les familles des ingénieurs allemands de l’usine. Il traficote également avec des paysans. « Je ramenais un pain, un morceau de saucisson. Ça m’a sauvé la mise. » Chaque semaine, de nouveaux convois amènent des juifs qui remplacent ceux qui meurent d’épuisement et de faim.
Pas d’espoir d’évasion
Après l’interminable appel du soir, l’ordre de dispersion n’est parfois pas donné tout de suite. Immuablement, cela signifie qu’une exécution va avoir lieu. Cette fois-là, un déporté s’est avancé, nu, portant une chaîne au cou, reliée à ses parties génitales, ce qui l’obligeait à rester courbé. « Il n’avait déjà plus l’aspect d’un être humain. » Le supplicié est accusé d’avoir caché de l’argent dans le double fond de sa gamelle. Feiks ordonne à chacun des 2 700 détenus de frapper le condamné, les geôliers ukrainiens veillant à ce que les prisonniers ne fassent pas semblant. « L’homme est mort avant d’arriver à ma hauteur. »
Jacob Meyer est bientôt renvoyé à Rachow, auprès des deux autres frères. Benjamin reste seul à Budzyn. Le sadisme de Feiks est sans limite. Il ne cesse d’inventer de nouvelles tortures. Ses Ukrainiens enterrent dix déportés dans le sol, leur tête seule dépassant. Puis ils s’amusent à tirer sur ces cibles vivantes. Mais, ayant commis l’erreur de menacer un ingénieur allemand avec son pistolet, Feiks est finalement muté. Benjamin Orenstein a appris récemment que, jamais inquiété après la guerre, le tortionnaire est mort dans son lit en 1969.
Son départ modifie peu les conditions de vie. Après l’évasion de trois détenus, le nouveau commandant décide d’exécuter trente otages choisis parmi les détenus alignés. Il les désigne un par un, en tendant simplement son fouet vers le condamné. Il fait ainsi devant Benjamin qui croit avoir été désigné et reste tétanisé. « Dépêche-toi, tu es sourd », hurle l’Allemand. Il s’adressait en fait à son voisin, qui sort du rang.
Les évasions sont rares et vouées à l’échec. « Le temps de survie variait entre six et soixante-douze heures. » Les Polonais ramènent les fuyards, morts ou vifs, et touchent une prime : un litre de pétrole, un kilo de sucre et une demi-bouteille de vodka. « Aujourd’hui, cela vaut 22 euros dans un commerce. C’était à l’époque la valeur d’un juif. »
18 ans à Birkenau
Au cours de l’année 1943, plusieurs camps de concentration sont liquidés par les Einsatzgruppen, les commandos chargés des assassinats de masse. Benjamin apprend, en novembre, que les prisonniers de Rachow, ses trois frères au milieu de six cents autres, ont été abattus à la mitrailleuse dans une carrière jouxtant le camp. Budzyn est épargné in extremis, les responsables d’Heinkel ayant obtenu de Goering, chef de l’armée de l’air, qu’il intervienne pour épargner la précieuse main-d’œuvre. « Nous étions encore pour eux des juifs utiles. » Benjamin est affecté aux cuisines, où il peut pour la première fois depuis si longtemps manger presque à sa faim.
Une petite fille allemande s’aventure un jour entre les fourneaux. Benjamin essaie de lier conversation.
« Je ne parle pas avec toi.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es juif. »
« Elle devait avoir à peine 4 ans et on l’avait déjà éduqué à haïr les juifs », se désole le témoin.
Puni pour une bricole, Benjamin perd sa fonction de faveur. Il est renvoyé à l’usine et réaffecté au pénible atelier des boîtes métalliques. Après une fausse manœuvre, une lourde pièce lui écrase la main. De cet accident, il conserve encore aujourd’hui deux doigts paralysés.
Devant l’avancée des Soviétiques, les prisonniers sont déplacés en juillet 1944 à soixante kilomètres de là, dans un autre camp, Ostrowiecz. Benjamin est affecté à la construction d’une cimenterie. Par quelle aberration administrative les Allemands poursuivent-ils les travaux de cette infrastructure, alors que les armées de Staline sont si proches ?
Le 3 août, Benjamin et les autres détenus sont embarqués dans un train pour Auschwitz-Birkenau. Avec les autres survivants de la sélection, il est placé dans des baraquements auparavant occupés par des Tziganes qui venaient d’être gazés. Un kapo « aux airs de bouledogue » a fixé la règle. « Ici, vous êtes moins que de la merde. Dans la merde, je ne peux pas marcher. Sur vous, si. » Les coups pleuvent, les hommes sont abattus pour des broutilles, comme pour un matricule mal énoncé en allemand. Benjamin voit arriver les nouveaux convois, regarde passer les femmes dénudées, accompagnées de leurs enfants, qui sont conduites à la mort. À Birkenau, Benjamin Orenstein a 18 ans.
Une terrible marche vers la mort
Au bout d’une semaine, des civils allemands le choisissent et l’emmènent à Fürstengrube, un camp annexe d’Auschwitz. Le prisonnier est employé dans une mine de charbon. Là aussi, la mort fait des ravages. Mais, régulièrement, de nouveaux juifs arrivent pour remplacer ceux qui décèdent. La liquidation du ghetto de Lodz, en octobre 1944, en amène des trains entiers. Puis ce sont des Hongrois. Les pauvres hères découvrent l’univers concentrationnaire. Ils ne sont pas aguerris à la survie comme les juifs polonais, qui trempent depuis quatre ans dans le malheur. Leurs rangs sont décimés.
Le camp est un lieu de déraison, jusqu’à l’absurde, la folie et même la drôlerie. Fürstengrube possède ainsi une salle de théâtre. « Il y avait tous les dimanches un spectacle et il était obligatoire d’y assister. Des hommes jouaient des opérettes d’Offenbach, certains déguisés en femmes. C’était magnifique. »
Le 13 janvier 1945, vers 1 heure du matin, Fürstengrube est à son tour évacué, après que les Soviétiques ont traversé la Vistule et repris leur progression vers Berlin. Sous la direction du SS Max Schmidt, juché sur un cheval, les détenus entament une terrible marche de la mort, par – 25 °C, revêtus de leur infime tenue rayée, avec simplement une couverture sur les épaules. « On a marché quatre jours et trois nuits. » La colonne avance péniblement, s’arrêtant sans cesse pour laisser passer les troupes allemandes battant en retraite. Les traînards, ceux qui s’arrêtent, sont abattus. « Les morts jonchaient les bords de la route. » À la gare de Gleivitz (Gliwice aujourd’hui), les hommes sont hissés dans un train, entassés debout sur des plateformes à ciel ouvert.
Pendant plusieurs jours, le dantesque convoi erre à la recherche d’un camp capable de recevoir cette cargaison humaine. « Ils étaient tous surpeuplés. » Les corps de ceux qui meurent sont empilés sur la plateforme, tandis que le train continue d’avancer vers nulle part. Les prisonniers échouent finalement à Dora. Comme il n’y a plus place dans les baraquements, les survivants sont parqués dans un théâtre en construction.
Les déportés travaillent cette fois dans les usines souterraines qui fabriquent les V2, nouvelle arme qui, les nazis en sont persuadés, inversera le cours de la guerre. Très vite, Benjamin souffre horriblement d’une jambe. Il hésite à se déclarer inapte, de peur d’être achevé, mais, la douleur étant trop forte, se fait admettre au revier, abréviation de Krankenrevier, le bâtiment réservé aux malades. Sa blessure virant au flegmon, il est envoyé au lazaret, en fait un mouroir où la dysenterie achève les hommes. Un kapo serbe se charge aussi de hâter les agonies. « Ce n’est pas difficile de tuer un homme. Un coup sur la nuque. L’homme tombe sur le sol. Le lendemain, il est mort. »
Benjamin survit pourtant à ce lieu comme à tous ceux qui ont précédé. Un infirmier allemand le prend en pitié. Le blessé est opéré, sans anesthésie, un chiffon dans la bouche. Il guérit, cette fois encore. Pourquoi a-t-il été soigné et non éliminé ? Pourquoi cet acharnement à le faire vivre, lui, le petit juif dont l’existence ne valait rien ? Encore des questions restées sans réponse…
Une cohorte de corps décharnés
Les Américains arrivent, les prisonniers le savent. Ils sont presque là, quand les SS décident d’évacuer Dora, le 6 avril 1945. Benjamin ne peut pas encore marcher. Il est abandonné sur place avec les autres invalides. Les prisonniers aptes, environ 20 000, sont jetés sur les routes – la plupart périront lors de cet ultime calvaire. Ceux qui restent se partagent le peu de nourriture qu’ils trouvent. Le 11 avril, l’avant-garde alliée arrive enfin et découvre cette cohorte de corps décharnés. « Il y avait deux grands gaillards américains. Ils ont pleuré comme des enfants en nous voyant. »
Libres, enfin ! Un prisonnier qui entretenait sans cesse Benjamin de son rêve de rejoindre les États-Unis s’il s’en sortait a le cœur qui lâche du trop-plein d’émotions. D’autres organismes affaiblis, eux, sont terrassés par l’excès soudain d’alimentation. « On nous a transférés dans des maisons en dur. J’avais une fièvre de cheval, mais des bains chauds en ont eu raison. » Un infirmier allemand, à son tour prisonnier, le soigne et le remet sur pied.
La Croix-Rouge arrive et organise les rapatriements. Pour Benjamin, il n’est pas question de retourner en Pologne. Il est évacué vers la Suisse, où il finit de se requinquer. Parmi les survivants, certains lui parlent de ce qui se passe en Palestine, de cet endroit où les juifs auront désormais un refuge. À l’issue d’une véritable odyssée, il débarque en 1946 à Haïfa. Il intègre un kibboutz et assiste à la création de l’État d’Israël, en 1948, puis s’engage dans l’armée et participe à la guerre d’indépendance. « Il était dit que je ne connaîtrais pas un jour de paix. »
Un travail de sape
Au début des années 1950, Benjamin Orenstein découvre qu’un cousin a lui aussi survécu et vit à Lyon. Il lui rend visite en 1951 et décide de rester. Il apprend le français, cette langue dont il ne connaît pas un traître mot, reprend un magasin de produits orientaux puis, dans les années 1970, se lance dans la confection de vêtements. Il rencontre celle qui deviendra sa femme, Mireille, a deux enfants.
« Je me suis tu pendant quarante-huit ans. » Le survivant garde en lui son expérience, malgré le serment fait entre déportés de témoigner. « À quoi bon parler ? Qui me croirait ? » Ce silence obstiné a duré jusqu’à la fin des années 1980, quand le procès Barbie, devant la cour d’assises du Rhône, a réveillé les souvenirs. Et puis, il y avait ceux qui contestaient la réalité de la Shoah, qui menaient leur travail de sape, instillaient le doute.
Ceux-là avaient même fait de la ville qui a accueilli Benjamin Orenstein une de leurs places fortes. « Lyon, capitale de la Résistance, est devenue la capitale des négationnistes. Je ne pouvais plus me taire. C’était inacceptable et insupportable. Il n’y a pas eu de génocide ni de chambre à gaz, disaient-ils. Alors, où sont les miens ? »
La nécessité de témoigner
Le rescapé a mis en exergue de ses Mémoires un passage de Paul Éluard : « Si l’écho de leur voix faiblit, nous périrons. » Les mots du poète lui faisaient un devoir de raconter pour ceux qui ne le pouvaient plus. Les injonctions de Mireille aussi. « Ma femme m’a dit : “Bats-toi.” Alors j’ai commencé timidement à témoigner. » Il s’est mis à parler, devant les écoliers, les journalistes et tous ceux que son histoire intéressait.
On lui a demandé d’accompagner des groupes scolaires à Auschwitz. « J’avais juré de ne plus jamais mettre les pieds en Pologne. » Une nouvelle fois, Mireille l’a convaincu de revenir sur son serment. Chaque année, jusqu’à il y a trois ans, quand les forces lui ont manqué, quand son corps est devenu « une vieille guimbarde hors d’usage », il s’est donc rendu sur place avec des élèves.
Refuser le passé était de toute façon un vain combat. « Je vis au quotidien avec la Shoah. Un bruit, un chant, un cri me rappelle quelque chose. On a souffert de la faim, n’essayez même pas d’imaginer, de la soif, c’est encore pire. Mais la souffrance la plus dure, qui laisse des traces à tout jamais, c’est la peur. Elle m’a marqué pour la vie. Aujourd’hui encore, je sursaute quand on crie derrière moi, quand on me touche. »
Une fois, une seule fois, Benjamin Orenstein est retourné à Annopol. Il a pu se recueillir sur le charnier où ses frères ont été exécutés. Pour le reste… Toutes les maisons occupées par les juifs l’étaient désormais par les descendants des anciens voisins polonais. Ils prétendaient ne rien savoir du passé. Le cimetière juif était à l’abandon. Les pierres tombales servaient de pavage dans les cours de ferme. Les lieux, les gens étaient comme frappés d’amnésie. Est-ce cette volonté d’oublier que cet homme entend combattre jusqu’à son dernier souffle ? Et si c’était ça la dernière chose à laquelle Benjamin Orenstein veut encore croire ? La raison humaine.
Par Nathalie Brafman et Benoît Hopquin
Il va falloir, prendre la relève, bien que ma génération soit aussi au bout du chemin, qu’importe il en restera toujours un petit bout pour lés générations qui arrivent, mais ça vient de plus en plus difficile !