Reportage en Israël, où les minorités bédouines et haredim occupent une place de plus en plus importante dans l’activité du pays. Leur inclusion à court terme est un enjeu politique, économique mais aussi démographique.
En Israël, on ne dirait pas « nécessité fait loi », mais plutôt « nécessité fait innovation ». C’est du moins ce que raconte, en creux, l’histoire de l’innovation technologique sur cette terre. Une histoire de débrouille face aux contraintes qui a permis de structurer toute une industrie. Dans un pays aux faibles ressources naturelles – jusqu’à la découverte dans les années 2000 d’importantes réserves de gaz naturel -, couvrant un territoire à 60% désertique et où le climat est peu propice à une agriculture florissante, les technologies de pointe représentent aujourd’hui 45% des exportations. Mais la start-up nation, qui compte plus de 7000 jeunes pousses pour une population de 9 millions d’habitants (le plus haut ratio au monde), ne s’est pas faite en un jour.
Au début des années 1970, dans la foulée du premier choc pétrolier, le pays, isolé face à ses voisins, souffre d’une pénurie d’énergie. Un prototype de chauffe-eau solaire est alors mis au point. Un système encore utilisé aujourd’hui dans 90% des foyers israéliens. Vingt ans plus tôt, dans les années 1950, c’est dans un kibboutz du Néguev, la région désertique du sud d’Israël, qu’est inventé le « tiftouf », un dispositif d’irrigation goutte-à-goutte, technique qui marque les premiers pas du développement de l’agriculture de précision. Aujourd’hui, outre les sols, les foyers sont également alimentés en eau potable grâce à la technique du dessalement. À tel point qu’Israël serait désormais excédentaire en eau potable.
L’innovation chauffe, nourrit et étanche la soif. Elle est aussi fortement financée par le gouvernement : d’après les chiffres de la Banque mondiale, Israël est le pays qui investit le plus dans l’innovation : 4,1% du PIB sont consacrés à son financement. Sauf qu’il y a un loup, comprend-on lors de notre passage au noyau atomique de l’innovation israélienne, l’Israël Innovation Authority (IIA), sorte de banque publique d’investissement locale : « Nous sommes un petit pays, nous n’avons pas une source infinie de programmeurs et d’ingénieurs », commente Naomi Krieger Carmy, responsable de la division « défis sociaux » à l’IIA. L’entité gouvernementale estime à 15 000 le nombre de postes non pourvus dans l’industrie de la tech israélienne. L’une des solutions ? Former et employer les minorités sous-représentées dans le secteur, dont nous avons rencontré quelques acteurs à l’occasion d’un voyage réalisé à l’invitation de l’Europe Israel Press Association (EIPA).
Pas d’armée, interdit de travailler
Des canapés aux lignes scandinaves, des lampes dont les ampoules diffusent une lumière orangée, des horloges indiquant l’heure de New York, San Francisco et Jérusalem : au premier regard, on pourrait se croire dans n’importe quel incubateur ou espace de coworking d’Europe occidentale. Sauf qu’ici on ne croise pas les habituelles têtes jeunes – et souvent blondes – fraîchement sorties d’écoles de commerce. Ceux qui s’épanouissent ici portent de longues redingotes – « en 50 nuances de noir », badine le rabbin Nechemia Steinberger, directeur des lieux – et arborent papillottes et chapeaux ronds. Pour les femmes, des jupes courant jusqu’aux chevilles sur des collants épais et une perruque couvrant pudiquement les cheveux. Nous sommes chez Bizmax, à Jérusalem, un tiers-lieu qui fait office d’incubateur et de Pôle Emploi ultra-orthodoxe et kosher.
Tech mais kosher : la combinaison est peu orthodoxe. « Les haredim (ceux qui craignent Dieu en hébreu, ndlr) s’inscrivent peu dans la vie active israélienne », explique le directeur. La faute à une politique jusque-là peu compatible avec les principes religieux des haredim. En Israël, chaque citoyen est tenu de servir deux ans l’armée, sous peine de ne pas avoir le droit de travailler. « Rejoindre l’armée est contre les principes de bien des haredim, qui souhaitent préserver leur identité », étaye Nechemia Steinberger. Résultat : en 2004, seuls 33% des hommes haredim travaillent, contre 50% des femmes qui, elles, sont exemptées, si elles le réclament, du service militaire. En 2003, Benjamin Netanyahu, alors ministre du budget, coupe les vivres des allocations, mettant sur le chemin de la vie active beaucoup d’entre eux pour des raisons économiques. Mais un problème ne se révèle jamais seul : « Les haredim n’effectuent pas d’études profanes, pas de maths, pas d’anglais, pas de sciences. L’étude traditionnelle sert à construire notre identité juive. »
C’est dans ce contexte que Bizmax, mis en place par la Fondation Kemach, naît en 2017. « Ici, vous avez un espace de coworking pour les entrepreneurs haredim. En haut, un incubateur pour les start-up. Et surtout, on est un endroit qui aide à trouver du travail. » Cela passe par l’écriture de CV, l’entraînement aux entretiens d’embauche ou une formation à des savoirs considérés comme basiques sur le marché de l’emploi – « un peu d’anglais, des maths, de l’informatique. »
Le lieu finance aussi des formations plus poussées dans des universités. « Certains deviennent programmeurs, d’autres médecins. » Tzila Hacker, lit-on dans une des brochures du lieu, s’est formée au métier d’infirmière avant d’entrer en école de médecine pour devenir gynécologue. « La communauté a besoin de médecins femmes ». Tout ça dans un lieu safe : « Ils n’ont pas d’ordinateurs à la maison. Internet reste ici limité à la consultation de quelques sites – pas de Netflix ou Amazon », s’amuse le rabbin.
Enseigner Amazon et Ebay
« C’est peut-être surprenant mais on pense que la technologie peut aider la population qui souhaite conserver un style de vie traditionnel à tout de même travailler », explique Daniella Jawno, responsable des programmes The Link, auprès de JDC, un « Pôle Emploi » pensé pour aider les minorités arabes et bédouines à entrer dans la vie active.
Nous sommes à une centaine de kilomètres et deux heures de route de Jérusalem, à Rahat, dans le sud d’Israël. Chez The Link, on enseigne l’e-commerce. « Je ne savais pas comment utiliser Amazon ; maintenant, je réfléchis à ouvrir mon propre commerce à la fois à Rahat… et en ligne », raconte Rami, un des participants du programme. « Il y a deux semaines, j’ai acheté un énorme stock de vêtements pour nourrissons. Maintenant, je sais quoi en faire, grâce à Alex. » Alex, c’est son professeur en Amazon, Instagram et Facebook. Concrètement, le programme les forme à utiliser les plateformes, à concevoir leur marque, leur logo, et aussi « à importer les produits de Chine pour les vendre ici », rigole une participante. Bref, à « tirer parti des plateformes. »
Majdi et Fadwa se sont associés pendant le programme. Leur business, c’est le savon au lait d’ânesse. « Le monde digital est un très grand pays. Ou plutôt, avec Internet, le monde devient un petit village. Grâce à Amazon, on va être une marque mondiale. Et puis, c’est fou, j’ai créé mon boulot de derrière un ordi, et maintenant, depuis chez moi ! », s’enthousiasme Fadwa.
À quelques kilomètres de là, à Hura, les ambitions sont tout aussi élevées et inclusives. Matan Yaffe, ancien officier, a fondé Desert Stars, une ONG pour l’insertion de la jeunesse bédouine, qui dispensent des programmes « pour former les jeunes leaders bédouins de demain ». « Je ne suis pas bédouin. Regardez-moi : je suis un ashkénaze aux yeux verts, mais je pense qu’on peut créer la plateforme pour leur permettre d’avoir les mêmes opportunités que celles dont j’ai bénéficié quand j’étais enfant. » Il appuie sa main sur le genou de son aîné et acolyte bédouin Shekhde Abu-Sabeith. « Et surtout, prendre des postes-clé et contribuer à la success story israélienne, celle de la start-up nation », conclut-il, un brin emphatique.
Le pari était pourtant loin d’être gagné, explique Shekhde Abu-Sabeith : « Jusqu’en 1967, les Bédouins vivaient presque comme dans une réserve dans le Négev, ils interagissaient à peine avec la société israélienne. Ils se sentaient laissés pour compte, et à raison. » Puis l’État a réalisé qu’il fallait faire quelque chose pour les intégrer.
Au-delà des programmes et séminaires de leadership dispensés – qui passent par des séjours en kibboutz ou bien des stages de 12 semaines dans la nature – le lieu est aussi devenu une école. « On s’est rendus compte qu’on partait de loin : en classe de 3e, beaucoup arrivaient avec un niveau de CM1-CM2. Donc on rattrape et, désormais, on les prépare même à l’université. Notre but, c’est d’avoir des diplômés qui, certes, se sentent israéliens, qui se sentent suffisamment forts et sûrs d’eux-mêmes, mais surtout qui gardent leur histoire, leurs racines, leur identité », à la fois bédouine, musulmane, arabe et israélienne.
Une identité multiple, propre à bien des communautés du pays. L’enjeu est économique et politique, on l’a vu, mais il est aussi tout bêtement démographique quand on sait qu’une famille haredit a en moyenne 7 enfants, et une famille bédouine 5. Autrement dit, en 2065, les haredim constitueront un tiers des citoyens israéliens. Et d’ici 2030, les Bédouins seront, eux, 500 000 à l’échelle du pays.