Sous la forme de l’antisionisme, l’antisémitisme fut au cœur de la propagande soviétique pendant plus de quarante ans de Guerre froide. Dans le texte qui suit, l’historienne Izabella Tabarovsky, du Wilson-Kennan Institute, plaide pour que nous regardions en face cette histoire encore très actuelle, qui illustre le célèbre mot de Faulkner : « le passé n’est jamais mort ; il n’est même jamais passé. »
En 1985, le Comité anti-sioniste soviétique, un organe supervisé par le KGB et connu sous l’acronyme « AKSO », publia dans une brochure intitulée L’Alliance criminelle du sionisme et du nazisme les actes d’un colloque qu’il avait tenu quelques mois plus tôt au centre de presse du Ministère soviétique des Affaires étrangères. Elle fut traduite en anglais et distribuée à l’étranger par l’agence de presse officielle Novosti.
Ce document donnait du sionisme une image horrifiante. Les membres de l’AKSO, pour la plupart des Juifs soviétiques éminents (un choix délibéré du KGB ayant pour fonction de parer à toute accusation d’antisémitisme), affirmaient pouvoir prouver la coopération entre nazis et sionistes. Ils accusaient ces derniers d’avoir facilité l’effort de guerre et l’expansionnisme nazi, notamment dans les années 1930, en autorisant le transfert de 60 000 Juifs allemands en Palestine, mais aussi d’avoir exagéré l’antisémitisme et les souffrances des Juifs pendant la guerre et d’être complices des génocides « contre les Slaves, les Juifs et d’autres peuples d’Europe ». L’AKSO se blanchissait par avance de tout soupçon d’antisémitisme émanant de la « presse pro-sioniste » car il incriminait les « sionistes » et non les « Juifs ». Il proclamait que le sionisme ne réussirait jamais à masquer la « réalité historique » de la coopération entre sionistes et nazis.
Par-delà son caractère violemment diffamatoire, cette brochure s’intégrait dans la vaste campagne soviétique de diabolisation d’Israël, particulièrement active depuis 1967, qui réussit à travestir le sionisme, mouvement d’autodétermination du peuple juif, sous les traits du racisme, du fascisme, de l’impérialisme, du colonialisme et de l’apartheid. Cette campagne contribua de manière décisive à l’adoption, en 1975, de la célèbre résolution 3379 de l’Assemblée générale de l’ONU, selon laquelle « le sionisme est une forme de racisme » (texte révoqué en 1991, après la dissolution de l’URSS, par la résolution 46/86 – ndlr) et pava la route de la démonisation d’Israël au sein même des Nations unies.
Des centaines de livres, des milliers d’articles antisionistes et anti-israéliens, reproduits à des millions d’exemplaires, furent publiés en URSS. Beaucoup furent traduits en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en arabe, etc. La diabolisation continuait dans les films, les conférences, à la radio, et dans des caricatures conformes à la tradition antisémite ; elle était relayée par les organisations communistes et par la gauche radicale du monde occidental et du tiers-monde.
Le Département d’État américain considérait le comité AKSO comme une pièce maîtresse du dispositif de propagande de l’Union soviétique, un outil essentiel dans l’arsenal des « mesures actives » mises en œuvre par le KGB dans le monde.
L’antisémitisme qui émanait de cette campagne était épouvantable. Ses principaux architectes – dont beaucoup avaient des liens directs avec le KGB et la direction du Parti communiste – se sont largement appuyés sur des tropes antisémites empruntés directement aux Protocoles des Sages de Sion. Certains d’entre eux étaient de grands admirateurs d’Hitler et du nazisme et utilisaient Mein Kampf à la fois comme source d’informations sur le sionisme et comme source d’inspiration pour leurs propres interprétations.
Les Soviétiques récusaient catégoriquement toutes les accusations d’antisémitisme, les attribuant à des « manœuvres sionistes » et à de « funestes manigances impérialistes ». Ce n’était pas l’avis des quelques 2,6 millions de Juifs qui peuplaient l’URSS. En 1976, à l’un des pires moments de cette campagne antisioniste, le dissident juif soviétique Natan Sharansky déclara qu’il sentait une « odeur de pogrom » flotter dans l’air.
Cet antisionisme violemment antisémite, qui fut au cœur de la propagande soviétique, semble aujourd’hui comme oublié en Occident. Ses thèmes circulent pourtant encore dans les milieux antisionistes d’extrême gauche.
Des dessins de presse assimilant Israël à l’Allemagne nazie, qui semblent tout droit sortis des journaux soviétiques de l’époque, sont apparus sur des blogs progressistes très visités. Ken Livingstone, ancien maire de Londres et membre éminent du Parti travailliste, a pu déclarer en 2016 qu’Hitler « soutenait le sionisme avant de devenir fou et de finir par tuer six millions de Juifs ».
Le Sionisme à l’ère des dictateurs, un classique de l’antisionisme écrit par le trotskiste américain Lenni Brenner et publié en 1983, est bâti sur l’équivalence imaginaire entre le nazisme et le sionisme. Accuser le sionisme et l’Etat d’Israël d’être raciste, impérialiste, colonial, génocidaire et ségrégationniste devient banal dans toute une partie du discours d’extrême gauche d’aujourd’hui. La crise que traverse actuellement le Parti travailliste, accusé de dérive antisémite, est directement lié à cet héritage.
Tout comme il faut connaître les sources idéologiques de l’antisémitisme d’extrême-droite, il faut cerner celles de l’antisionisme d’extrême-gauche, surtout là où il se confond avec l’antisémitisme. L’historien Jeffrey Herf parle du « brassage idéologique toxique » laissé derrière elles par les campagnes antisionistes et anti-israéliennes communistes.
« Conspiration sioniste »
L’URSS traita le sionisme en idéologie hostile à la fin des années 1940, quand l’alignement d’Israël sur le « camp impérialiste » plutôt que sur l’Union soviétique apparut clairement. Les allégations de conspiration sioniste devinrent des chefs d’accusation essentiels lors des procès staliniens. Ainsi, lors du procès Slansky (1952) naquit l’idée d’un « sionisme international » vu comme un complot mondial visant à détruire le socialisme. Monté par les services russes, ce procès amalgama sionisme, Israël, personnalités juives et impérialisme américain, et fit des termes « sionisme » et « sioniste » de dangereuses étiquettes propres à être accolées sur tout ennemi politique. Il ouvra la porte à un antisémitisme féroce.
Au cours de la décennie suivante, la presse soviétique poursuivit une vaste campagne anti-israélienne. Le procès Eichmann, à Jérusalem, lui donna un élan supplémentaire. Les Soviétiques voulaient saper la légitimité du procès qui, mettant en lumière la tragédie de la Shoah, semblait porter ombrage aux victimes slaves de la Seconde Guerre mondiale. Ils attaquèrent aussi les relations diplomatiques d’Israël avec l’Allemagne de l’Ouest, qualifiée d’héritière « fasciste » de l’Allemagne nazie.
La conclusion « évidente » était que le sionisme était l’allié naturel des fascistes et des nazis. Pour le peuple soviétique, dont les sacrifices pendant la « Grande guerre patriotique » avaient été immenses, le fascisme et le nazisme représentaient les pires des maux. Les concepteurs de la propagande soviétique s’employèrent ainsi à susciter une réaction viscérale d’hostilité à l’égard du sionisme.
En 1963, l’arsenal soviétique de propagande antisioniste s’enrichit du livre de l’Ukrainien Trofim Kytchko, Judaïsme sans fard, un brûlot violemment antisémite accompagné de dessins ressemblant à ceux du Stürmer, le journal nazi dirigé par Julius Streicher. On y lisait que le judaïsme, avec son concept de « peuple élu », était une religion intrinsèquement raciste, liée à l’impérialisme américain et au colonialisme israélien. Sur un des dessins, on voyait la caricature typique du capitaliste juif léchant une botte à croix gammée.
L’ouvrage provoqua une tempête d’indignation, y compris dans les milieux de gauche à l’étranger, et les Soviétiques le désavouèrent. Mais seulement temporairement : au cours des années suivantes, Kytchko devint l’un des contributeurs-phares de leur campagne antisioniste.
Outre la prétendue connexion nazisme-sionisme, son livre introduisait l’idée que le sionisme était une excroissance du judaïsme et qu’il se fondait, comme tel, sur l’idée d’une supériorité raciale des Juifs. Les Soviétiques ne cessèrent de le marteler, y compris à l’ONU, jusqu’à la résolution condamnant le sionisme comme « une forme de racisme ».
Le tournant : la guerre des Six-Jours de 1967
Mais c’est le conflit israélo-arabe de 1967 qui intensifia réellement la campagne soviétique antisioniste. Pour Moscou, qui avait soutenu les forces arabes, cette défaite cuisante donnait une victoire idéologique claire au camp « impérialiste ». Elle catalysait aussi un réveil national des Juifs soviétiques. Soudain, le vieil ennemi – le « sionisme international » et sa « cinquième colonne » juive – semblait se réveiller. Un nouvel outil de propagande devenait nécessaire pour façonner l’opinion à l’intérieur du Bloc soviétique et à l’étranger.
Le 7 août 1967, un article intitulé « Qu’est-ce que le sionisme ? » parut simultanément dans plusieurs publications soviétiques. Son auteur, Youri Ivanov, un employé du KGB et du Comité central qui allait devenir l’une des principales plumes antisionistes d’URSS, s’inspirait des thèmes éternels de la conspiration et du pouvoir des Juifs : il présentait le sionisme comme un système international centralisé qui manipulait en sous-main toute la politique mondiale, la finance et les médias, disposait de ressources illimitées et cherchait à établir sa domination sur le monde entier.
Des textes analogues suivirent, dont un de Kytchko, de retour en grâce. Son nouveau livre, Judaïsme et sionisme, fut publié en 1968. Filant ses idées déjà développées auparavant, il imputait au judaïsme « les crimes des agresseurs israéliens » : « Il existe un lien direct entre les valeurs du judaïsme et les actions des sionistes israéliens. […] Les actes des extrémistes israéliens, lors de leur dernière agression contre les pays arabes, n’ont-ils pas été commis au nom de la Torah ? »
Le livre de Kytchko constituait l’une des nombreuses publications soviétiques qui visaient à imputer au judaïsme les maux du sionisme. Le judaïsme avait toujours été la bête noire des Soviétiques dans leur lutte contre la religion et ils l’avaient brimé avec une dureté particulière. Quelques rares synagogues fonctionnaient encore dans les années 1970 et 1980, mais l’étude de l’hébreu était interdite ainsi que la formation des rabbins. Le pouvoir soviétique poussait clairement le judaïsme sur la voie de l’extinction. Il prétendait n’être qu’antisioniste et non antisémite tandis qu’il anéantissait tous les aspects de la religion et des traditions juives.
Parmi les textes fondateurs de l’antisionisme soviétique vint ensuite Attention ! Sionisme, de Youri Ivanov, loué en 1969 par la presse officielle. Le premier tirage de 70 000 exemplaires fut suivi de trois réimpressions. Au début des années 1970, il en circulait des centaines de milliers d’exemplaires, sans compter les traductions en 16 langues étrangères. Il dépeignait les sionistes en agents des puissances colonialistes-impérialistes, hostiles aux travailleurs palestiniens et mus par une soif inextinguible de pouvoir. Le judaïsme, qualifié de « religion la plus inhumaine du monde », était accusé d’avoir engendré le pire des nationalismes. L’allégation d’un lien entre sionisme et fascisme y était développée en détail, tout comme l’idée « d’une même source alimentant le militarisme israélien et le néonazisme ouest-allemand ».
Comme Kytchko, Ivanov s’étendait longuement sur la notion de « peuple élu » qui, selon lui, prouvait les fondements racistes du sionisme. Il prit également soin de discréditer l’idée de l’unicité d’un peuple juif ; il qualifiait l’idée sioniste de « fausse et réactionnaire en soi » : elle avait empêché les Juifs de s’assimiler confortablement dans leurs pays d’accueil, promu une mentalité de ghetto et avait finalement causé le rejet antisémite.
Certains points remontaient aux thèses bolcheviques sur la question juive mais, dans le nouveau contexte, leur visée était toute autre : les idéologues soviétiques envoyaient un message clair à leurs concitoyens juifs : assimilez-vous, ou apprêtez-vous à être considérés comme les adeptes de la religion et de l’idéologie les plus racistes, les plus réactionnaires, les plus génocidaires du monde, et à en subir les conséquences.
La rhétorique antisémite du régime s’intensifiait, mais la conscience juive des Juifs soviétiques se renforçait sous l’effet de la guerre des Six Jours et d’une meilleure connaissance de la Shoah. Les demandes d’aide aux États-Unis et à Israël se multipliaient et les procès pour activité sioniste commencèrent. En 1970, un groupe de seize refuzniks voulut détourner un avion vide pour s’envoler vers la liberté. Arrêtés avant même d’arriver à l’avion, ils furent condamnés à de très lourdes peines, dont deux condamnations à mort. Elles furent commuées plus tard, suite à un tollé international. En Occident, le soutien aux Juifs soviétiques commença à prendre de l’ampleur.
En URSS, l’antisionisme de plus en plus antisémite ne faiblissait pas. Ivanov et Kytchko faisaient partie d’une douzaine d’idéologues qui, en vingt ans, produisirent une cinquantaine d’ouvrages dont les neuf millions de copies propageaient, selon l’historien Andreas Umland, « un antisionisme paranoïde et conspirationniste mêlé de messages antisémites, xénophobes et ultra-nationalistes, combinés à une rhétorique anticapitaliste et anti-occidentale ». Parmi ces titres, Le Fascisme sous une étoile bleue, qui compare le sionisme au fascisme ; Dé-Sionisation, traduit en arabe et publié en Syrie en 1979 ; ou encore Sionisme et Apartheid, un brûlot profondément antisémite d’un auteur adepte du nazisme et directement inspiré par Mein Kampf.
Les Juifs d’URSS et l’analogie nazie
En 1983, deux titres de Lev Korneev, un universitaire antisémite notoire, firent aussi scandale grâce aux ONG juives américaines soutenant les Juifs d’URSS. L’un, Sur le parcours de l’agression et du fascisme, détaillait la supposée alliance criminelle du sionisme et des fascistes et accusait les sionistes de l’extermination des Juifs non sionistes durant la Shoah. Le second, L’Essence de classe du sionisme, accusait les Juifs de constituer « une cinquième colonne dans tous leurs pays d’accueil ».
Ces publications donnèrent lieu à d’innombrables « analyses » destinées notamment aux militaires, aux responsables politiques, aux syndicats ou aux jeunes. L’Académie russe des Sciences joua un important rôle de légitimation par ses propres articles « savants ». Et, en 1979, le Washington Post notait : « Les bureaucrates soviétiques s’indignent que l’antisionisme puisse signifier antisémitisme, mais pour de nombreux Juifs soviétiques, c’est là un distingo dénué de sens. »
Cet antisionisme ne s’appuyait pas uniquement sur l’imprimé. Les Soviétiques produisirent plusieurs films documentaires. L’un d’eux, de Boris Karpov, s’intitulait « Le Secret et l’Explicite : les objectifs et les actes des sionistes ». Avec sa manipulation de séquences historiques, ses images profondément antisémites et ses parallèles entre sionisme et nazisme, il fut jugé si incendiaire qu’il ne fut jamais diffusé auprès du grand public. Mais, aujourd’hui disponible en ligne, ce film constitue un témoignage visuel saisissant de ce que l’antisionisme soviétique avait d’antisémite.
Cette campagne était motivée par la conviction apparente des Soviétiques qu’un vaste complot sioniste existait réellement, visant à saper l’Union soviétique et le socialisme lui-même. Plus l’Ouest critiquait l’URSS sur le chapitre des droits de l’Homme et du sort réservé à sa minorité juive, plus les Juifs soviétiques cherchaient à émigrer, et plus les autorités se sentaient confortées dans cette croyance et intensifiait leur campagne.
Elles mobilisèrent de nombreuses ressources pour discréditer l’idée-même d’émigration. Elles prétendaient que ceux qui étaient partis ne connaissaient que la misère et suppliaient de revenir. Aux auditoires étrangers, on racontait que la discrimination antijuive était une fiction et que les Juifs soviétiques ne souhaitaient aucunement quitter leur patrie. Novosti, qui diffusait déjà la propagande antisioniste à l’étranger, publia des plaquettes aux titres éloquents : Juifs soviétiques : Les faits et la fiction ; La Détresse des immigrants en Israël ; Déçu par le sionisme.
Au milieu des années 1970, le KGB estima la menace sioniste si aiguë qu’il dut créer un service spécialement consacré au sionisme. Il voyait dans le soutien international aux Juifs soviétiques une manipulation politique cynique visant à ternir l’image de l’URSS et à s’ingérer dans ses affaires intérieures. Les ONG juives américaines étaient vues, quant à elles, comme un élément essentiel de ce prétendu complot. D’innombrables articles furent publiés pour discréditer leur soutien. Selon le journaliste d’investigation israélien Ronen Bergman, les services secrets soviétiques ciblèrent certaines ONG et agirent pour semer la discorde et la confusion en leur sein.
Au début des années 1980, les relations américano-soviétiques connurent un nouveau creux tandis que les demandes d’émigration augmentaient. L’AKSO, tout nouvellement créé, relança la propagande par des brochures et des conférences de presse traitant des torts d’Israël et du sionisme, notamment à destination des auditoires étrangers. Dans l’article de la Pravda annonçant sa création en 1983, les membres du Comité anti-sioniste déclarèrent que le sionisme était une concentration de « nationalisme extrême, de chauvinisme, d’intolérance raciale, de justification à l’occupation et à l’annexion territoriale, d’aventurisme militaire ; un culte rendu à l’arbitraire politique, à l’impunité, à la démagogie, au sabotage idéologique, aux manœuvres sordides et à la perfidie ». Commentant l’une des brochures en langue anglaise du Comité, l’agence TASS annonçait en 1985 : « Les dirigeants sionistes sont responsables de la mort de milliers de Juifs anéantis par les nazis. Ce sont précisément eux qui ont aidé les bouchers nazis à dresser la liste des malheureux habitants des ghettos, et qui les ont escortés vers les lieux d’extermination en les convainquant de se soumettre à leurs bouchers. »
« Dignes héritiers du national-socialisme hitlérien »
Les Soviétiques ne se limitèrent pas à combattre le sionisme dans leurs frontières, un tel ennemi devait être combattu sur plusieurs fronts, y compris par le biais de la guerre de l’information à l’étranger. Pour ce faire, ils disposaient d’un puissant appareil médiatique d’État dont le but était de « répandre la vérité sur l’URSS sur tous les continents » (Baruch Hazan). Ainsi étaient tirés de nombreux journaux et magazines à plusieurs dizaines de millions d’exemplaires par an, en anglais, allemand, français, arabe, espagnol, hindi, etc. Radio Moscou diffusait en 80 langues plus de 1 000 heures par semaine au total, en Europe, dans les Amériques, au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et sub-saharienne. Novosti, la principale agence de radiodiffusion internationale de l’URSS et principal vecteur de propagande étrangère, travaillait dans plus de 110 pays. L’une de ses tâches consistait à nouer de bonnes relations avec la presse nationale locale. De nombreuses amicales furent ainsi créées par les Soviétiques à l’étranger, ainsi que des organisations de façade conçues pour promouvoir les intérêts internationaux de l’URSS, mobiliser des sympathisants et soutenir sa propagande.
L’URSS pouvait compter sur ces relais pour injecter à loisir des éléments de propagande ou de désinformation au sein de l’actualité mondiale. Novosti les diffusait ensuite dans son réseau. Les Soviétiques réussirent ainsi l’une de leurs plus belles intoxications de la guerre froide : amener le présentateur de CBS, Dan Rather, à répercuter devant des millions de téléspectateurs le narratif forgé par le KGB selon lequel des scientifiques américains avaient créé le virus du sida pour tuer les Noirs et les homosexuels.
Les Soviétiques structuraient leurs messages selon leurs priorités diplomatiques locales. « Le sionisme était leur épouvantail, explique l’historien israélien Nati Cantorovich. En Afrique, ils l’associaient à l’apartheid sud-africain ; en Amérique latine, à l’impérialisme américain ; en Asie, au revanchisme japonais. »
Ainsi, en 1970, Soviet Weekly, un journal soviétique diffusé au Royaume-Uni, publia en quatre parties un article qui définissait le sionisme « non pas comme le mouvement nationaliste juif qu’il avait pu être, mais comme un organe de l’impérialiste international – principalement américain – appliquant les politiques néocolonialistes et la subversion idéologique » (Hazan). En 1977, dans l’article « Pourquoi nous condamnons le sionisme », le sionisme était déclaré doctrine raciste, et les Israéliens qualifiés de « dignes héritiers du national-socialisme hitlérien » (Robert Wistrich). En 1973, plusieurs programmes africains, diffusés le même jour en anglais, en français et en portugais, affirmèrent que le sionisme avait « une affinité idéologique avec le racisme sud-africain » et faisait partie « de la stratégie globale de l’impérialisme contre les mouvements de libération » (Hazan).
De nombreux livres antisionistes soviétiques furent traduits et distribués à l’étranger. Selon Ronen Bergman, Le Livre Blanc, une somme antisioniste publiée en 1979, fut distribué dans 32 pays, à des bibliothèques, des organisations internationales, des universités mais aussi aux dirigeants communistes américains et canadiens, à des députés, des ministres, des activistes.
Des membres de l’AKSO publiaient régulièrement des articles dans la presse étrangère. Son directeur, le général David Dragounski, participa à des émissions en hébreu destinées à Israël. En octobre 1983, il affirma sur Radio Damas que les travaux antisionistes de l’AKSO trouvaient un large écho hors d’URSS, y compris en Israël. Il insistait sur les relations étroites de son Comité avec le monde arabe, notamment avec la Syrie, État à la pointe de l’antisionisme au Moyen-Orient.
Une grande part de la propagande soviétique destinée au Moyen-Orient était produite en arabe. Selon Bergman, elle servit de base à la thèse de doctorat de Mahmoud Abbas en 1982. Au début des années 1980, ce dernier était inscrit à l’Université Patrice Lumumba de Moscou, créée pour former les élites du tiers-monde au marxisme-léninisme et au soutien à l’URSS. Il passa sa thèse à l’Institut d’études orientales de Moscou, connu pour ses ouvrages « érudits » diabolisant le sionisme et Israël. L’Institut était dirigé par Evgueni Primakov, un arabisant lié au Renseignement soviétique au Moyen-Orient, qui allait diriger les services de renseignement extérieurs. Primakov nomma lui-même le directeur de thèse d’Abbas, ce qui prouve l’importance que les Soviétiques attachaient à la formation de ce dirigeant palestinien déjà en vue.
Publiée en arabe en 1984 [puis de nouveau en 2011 – ndt], la thèse d’Abbas s’intitule L’Autre côté : les relations secrètes entre le nazisme et le sionisme. On y retrouve les points forts de l’antisionisme soviétique, notamment la prétendue collaboration des sionistes avec les nazis, ainsi que le négationnisme.
Entre autres falsifications historiques, Abbas écrit que le Mossad aurait enlevé le criminel de guerre nazi Adolf Eichmann pour empêcher les chefs nazis de révéler le rôle des sionistes dans la Solution finale. Fait frappant, l’AKSO avait allégué la même chose lors d’une conférence de presse à Moscou en juin 1983 : Youri Kolesnikov, adepte du genre, prétendait que les sionistes étaient « aux côtés de la Gestapo et des SS » et que les Israéliens avaient exécuté Eichmann des années plus tard « pour empêcher que les secrets inviolables de cette collaboration ne deviennent publics ». Cette provocation répétée, émanant de deux individus formés aux mêmes sources, prouve la culpabilité de la propagande et du Renseignement soviétiques.
L’héritage toxique de l’antisionisme antisémite soviétique
Dans son livre Le problème juif de la gauche : Jeremy Corbyn, Israël et l’antisémitisme (2016 ; non traduit – ndt), Dave Rich explique que l’adoption par l’ONU de la résolution faisant du sionisme « une forme de racisme » a conduit les syndicats d’étudiants britanniques à limiter les activités et le financement des associations juives sur les campus, voire à les interdire.
La logique en est simple : l’ONU ayant établi que le sionisme est un racisme, les associations juives soutenant Israël sont ipso facto considérées comme racistes et ne peuvent plus être tolérées sur les campus. Les syndicats d’étudiants britanniques « ont principalement agi ainsi pour des raisons antiracistes honorables, mais ils ont découvert une chose troublante : utiliser l’idée du sionisme raciste à des fins pratiques conduit à déchaîner une campagne antisémite. »
En juillet 1990, à peine dix-huit mois avant l’effondrement de l’URSS, la Pravda publia un éditorial reconnaissant les torts de l’antisionisme officiel du quart de siècle précédent : « Des dommages considérables ont été causés par un groupe d’auteurs qui ont ressuscité la propagande antisémite de la Centurie noire et des fascistes au nom d’un prétendu combat contre le sionisme. Sous une phraséologie marxiste, ils ont lancé de grossières attaques contre la culture juive, le judaïsme et les Juifs en général. »
Mais un éditorial de la Pravda était de peu de poids face aux dégâts causés par des décennies de campagne « antisioniste ». En 1990, un sondage montra qu’un pourcentage significatif de Soviétiques pensaient que le sionisme était « la politique visant à établir la suprématie mondiale des Juifs et une idéologie pour justifier l’agression israélienne au Moyen-Orient. »
Parmi les organisations qui ont profité des libertés politiques lors de la perestroïka, on trouve Pamiat (Mémoire) et Otechestvo (Mère-Patrie) qui offrent un mixte de fascisme néo-nazi et d’ultra-ethnicisme russe. Certains de leurs dirigeants, dont Primakov, étaient les idéologues-mêmes de l’antisionisme soviétique. À l’été 1988, alors que l’Église orthodoxe russe se préparait à célébrer son millénaire, des rumeurs de pogroms provoquèrent la panique des Juifs du pays. Deux millions de Juifs émigrèrent au cours de la décennie suivante.
Chaque fois que l’antisionisme a été utilisé à des fins politiques, l’antisémitisme s’est épanoui
L’une des leçons à tirer de l’histoire de l’antisionisme soviétique est que l’antisionisme et l’antisémitisme ont toujours été profondément, voire inextricablement liés. Fidèles à leurs principes idéologiques, les Soviétiques n’ont jamais attaqué les Juifs en termes purement racistes. Accusés d’antisémitisme, ils ont clamé avec indignation qu’ils étaient simplement « antisionistes ». Mais chaque fois et partout où ils ont utilisé l’antisionisme à des fins politiques, l’antisémitisme s’est épanoui.
La règle est valable sous d’autres latitudes. La campagne antisioniste menée par la Pologne en 1968 a rapidement dégénéré en chasse aux sorcières, et a entraîné l’expulsion et l’émigration forcée de quelque 15 000 Juifs. Une enquête sur la Women’s March a dévoilé l’antisémitisme primaire que dissimulait la rhétorique antisioniste de certains de ses dirigeants. Au Royaume-Uni, l’antisionisme assumé du Labour a servi de manière très commode à couvrir un antisémitisme ignoble.
Aujourd’hui, alors que certains des principaux leaders d’opinion de gauche cherchent à établir un consensus autour de l’idée qu’antisionisme et antisémitisme ne sont pas la même chose, ces enseignements de l’histoire sont vitaux. Car, au-delà des arguties intellectuelles, ce qui se passe dans la pratique est autrement plus grave.
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Source : Izabella Tabarovsky, “Soviet Anti-Zionism and Contemporary Left Antisemitism”, Fathom, mai 2019 (tr. fr. : P. M. pour Conspiracy Watch).