Alexandra Laignel-Lavastine reconstitue à partir de manuscrits le retour à la vie, après-guerre, d’un réfugié juif roumain. Les souvenirs posthumes du grand socio-psychologue Serge Moscovici, captivants.
Ils étaient amis à la vie à la mort, soudés par les épreuves, leur traversée de l’Europe dévastée de l’après-guerre et les difficultés de l’exil parisien. « Un trio de métèques, trois juifs roumains sans existence plausible », écrit Serge Moscovici (1925-2014), évoquant le groupe qu’il formait avec le poète Paul Celan (1920-1970) et l’anthropologue Isac Chiva (1925-2012), au début de Mon après-guerre à Paris, suite posthume de Chronique des années égarées (Stock, 1997), où il racontait son adolescence roumaine marquée par la Shoah.
Rage d’étudier
Moscovici n’a pas eu le temps d’achever ces souvenirs, qu’Alexandra Laignel-Lavastine, bonne connaisseuse de l’histoire contemporaine roumaine et de ses ombres, reconstitue à partir des manuscrits entassés dans des dossiers qui ont été retrouvés après la mort du grand socio-psychologue. « J’ai transformé ces notations brutes et fragmentaires, impubliables en l’état, en un texte fluide », explique-t-elle dans sa préface, en soulignant qu’elle n’a rien ajouté aux textes, quitte à sacrifier parfois des passages trop obscurs.
Le résultat est à bien des égards passionnant. Il évoque un sujet assez peu traité, celui des réfugiés dans le Paris de l’après-guerre et de leur rôle dans la vie intellectuelle. Un monde dur, auquel ne nous avaient pas habitués les récits sur les caves de Saint-Germain-des-Prés et l’existentialisme. La vie dans de minables hôtels garnis, le froid, les ateliers du Marais où l’on gagne de quoi survivre, mais aussi la rage d’étudier.
Car Serge Moscovici voulait tenir la promesse qu’il s’était faite en Roumanie à la fin de la guerre, alors qu’il avait échappé par miracle à la Shoah, qui avait anéanti sa famille : devenir « un intellectuel », un professeur. Un moment, il fut attiré par le communisme, mais ce qu’il voyait en Roumanie ne le tentait guère. Ayant appris le français en autodidacte, il décida de partir pour Paris, où il arriva après un long périple en clandestin.
Coup de foudre amical
C’est dans la capitale française qu’il rencontra Celan et Chiva, qu’il aurait pu croiser pendant son long voyage – tous passèrent par Budapest et Vienne, étapes obligées. Ce fut un coup de foudre amical entre ces jeunes gens qui avaient la même rage de rattraper les années perdues et étaient hantés par les mêmes cauchemars. Moscovici dessine notamment un bouleversant portrait de Paul Celan, « un homme qui semblait porter sur ses épaules et le malheur du monde et sa rédemption ». Celui qui fut peut-être le plus grand poète en langue allemande de la seconde moitié du XXe siècle exprimait sur l’extermination de son peuple, écrit Moscovici, « tout ce qui était piégé en moi ». Paul Celan s’est jeté du pont Mirabeau un jour d’avril 1970.
Autour du trio gravitent d’autres rescapés et réfugiés qui deviendront célèbres, telle cette figure intellectuelle aujourd’hui un peu oubliée qu’était Lucien Goldmann (1913-1970), juif roumain lui aussi et disciple du grand philosophe marxiste hongrois Georg Lukacs (1885-1971). Tous étaient de gauche mais dénonçaient le stalinisme. Ce n’était pas simple dans ces années où le PCF dominait la vie intellectuelle parisienne.
Serge Moscovici n’est pas tendre pour les compagnons de route du parti, en particulier ceux qui étaient issus, contrairement à lui et à ses camarades, de la bonne bourgeoisie juive française, lesquels « devenaient communistes parce que juifs et cessaient d’être juifs parce que communistes ».
« Mon après-guerre à Paris. Chronique des années retrouvées », de Serge Moscovici, texte établi, annoté et préfacé par Alexandra Laignel-Lavastine, Grasset, 378 p., 22 €.
A l’occasion de la publication du livre, un hommage est organisé mardi 26 novembre, à 19 heures, à la Maison de l’Amérique latine, Paris 7e.