Le dessinateur revient avec le neuvième tome du Chat du Rabbin, où il évoque notamment son inquiétude face à la montée de l’antisémitisme et son impuissance pour la contrer.
Fourmillant de projets (une reprise de Blueberry et de Donjon, une comédie sur le braquage de Kim Kardashian), Joann Sfar retourne à ses premières amours: Le Chat du Rabbin. Dans ce neuvième tome, intitulé La Reine de Shabbat, le dessinateur s’intéresse à Zlabya, la maîtresse du Chat, dont on découvre l’enfance, et suit la rébellion dans la société algérienne étriquée des années 1920.
Avec le Malka des Lions, conteur ambulant et double fictionnel, Joann Sfar évoque à la fois la résurgence de l’antisémitisme et sa propre impuissance, alors que les causes pour lesquelles il se battait lui semblent perdues.
Zlabya apparaît enfant sur la couverture, mais ce n’est pas le sujet de l’album…
Le Chat du Rabbin fait semblant d’être une BD classique. Je travaille sur les clichés de la BD classique. Normalement, dans les séries de BD, les personnages ne vieillissent pas et n’ont pas d’enfants. Je me suis un peu laissé rattraper: Zlabya a rencontré son mari, elle s’est mariée, elle a eu un enfant. J’ai eu envie, avec ce neuvième album, par rapport aux neuf vies du chat, de faire un retour sur la vie de Zlabya. Commencer l’histoire avant que le chat ne se mette à parler, c’est essayer d’expliquer pourquoi un chat parle dans cette famille-là. Ce tome pose aussi plus largement la question de ce qu’on a le droit de faire dans une vie. Le fait que Zlabya soit une femme rend la question actuelle, mais ce n’était pas la motivation, car j’essaye toujours de m’enfuir des passions politiques de mon époque.
Vous avez retrouvé Petit Vampire et Aspirine, vous préparez un Blueberry avec Christophe Blain: vous vous repliez sur les héros d’enfance?
C’est vrai. Très tôt, dès Le Petit monde du Golem (1998), je me suis dit que je voulais être comme un directeur de théâtre qui faisait vivre ses personnages imaginaires toute sa vie. Je n’ai pas envie d’avoir de nouveaux personnages. Même dans mes nouvelles séries, on voit mes anciens personnages. J’aimerais qu’on puisse se dire que c’est la même troupe. Il y a un an, on m’a proposé la direction d’un grand théâtre français. J’ai refusé, parce que je n’y connais rien et que mon théâtre, c’est mes BD.
Les précédents albums du Chat sont des vaudevilles. Avec La Reine de Shabbat, vous vous rapprochez du conte, avec le Malka des lions dans le rôle du conteur…
Souvent, pour montrer que ce qu’ils racontent est vrai, les conteurs se saisissent d’un objet du vrai monde. C’est ce que je raconte dans la scène où le Malka brandit la tresse de Zlabya. Quand elle était étudiante, ma mère est partie en voyage sans prévenir ses parents. Elle est revenue avec des cheveux très courts et sa tresse dans son sac à dos. Ma tante l’a conservée jusqu’à ce jour [Joann Sfar a perdu sa mère quand il avait quatre ans, NDLR]. C’est un objet bouleversant à mes yeux. Je refuse de le voir d’ailleurs.
Le Malka des Lions raconte à des enfants incrédules l’histoire du Chat du Rabbin. Dans ces scènes, vous évoquez l’antisémitisme de ces enfants tout en précisant qu’ils ne sont pas des antisémites…
J’essaye sans hurler de parler d’antisémitisme et d’arrêter de découper le monde entre ceux qui sont antisémites et ceux qui ne le sont pas. Certains poisons s’acquièrent dans l’enfance par l’éducation et malheureusement souvent par l’éducation religieuse. Le Malka, c’est un déconstructeur. Lui, sa manière d’enseigner aux enfants, c’est de leur dire qu’est-ce qu’on a pu vous dire comme bêtises. Il emprunte ce chemin, qui est assez dangereux. On a dit à ces enfants des bêtises parce qu’on aime bien présenter le monde comme des tribus quand on parle aux enfants. La phrase définitive sur ces questions religieuses m’a été dite par un garçon maghrébin: « Je suis musulman parce que mes parents sont musulmans, tu es juif, parce que tes parents sont juifs ». Je crois qu’on ne peut pas aller plus loin dans le réalisme religieux.
Qu’entendez-vous par « sans hurler »?
Moi qui suis vraiment une grande gueule, qui suis très fort pour se disputer, en ce moment, comme tout le monde crie très fort, j’essaye le moins possible d’être dans la dispute, la polémique. Il y a eu un changement dans ma vie: pendant très longtemps, je me battais pour des causes qui me tenaient à cœur. Aujourd’hui, j’ai la conviction qu’elles sont toutes perdues. Je suis absolument persuadé que tous les rêves d’une société où on parvient à vivre ensemble sont derrière nous. Déjà, je n’ai jamais pensé que je servais à grand chose, mais aujourd’hui je peux écrire dans un état de décontraction absolue.
Ce changement a-t-il eu lieu au moment de l’attentat de Charlie Hebdo?
Non. Au moment de Charlie, j’avais l’impression qu’il fallait parler, se rassembler… Petit à petit, on s’est aperçu que tous ces combats étaient perdus – et qu’ils étaient perdus dans des largeurs que l’on ne pouvait pas envisager. Le massacre de Charlie a créé non pas une libération de la parole, mais une terreur hyperbolique de toutes les paroles. Je n’ai pas envie de me battre contre des moulins à vent. J’essaye de raconter mes histoires de la façon la plus paisible possible. Je n’arrive pas à décrire où je vais, mais cette paix que j’éprouve à écrire est très inquiétante.
Avec son histoire de Chat qui parle, le Malka fait du bien…
C’est un soin face à ces locuteurs qui s’imaginent devoir éduquer les gens. Je suis atterré par le nombre de gens à qui on donne un micro et qui s’imaginent être là pour éduquer l’auditeur. Ils vont lui expliquer ce qu’il faut penser. Pour moi, l’auteur de fiction qui prétend faire œuvre utile en venant expliquer ce qui est bien et ce qui n’est pas bien trahit sa fonction. Raconter une histoire, c’est un outil pour dire nos angoisses, pour que chacun s’en empare, pour qu’on réfléchisse ensemble. Je peux parler d’une sujet parce qui me fait du chagrin. Évidemment, voir des gamins hauts comme trois pommes avec déjà des idées préconçues sur les races et les religions me fait du chagrin, mais je n’ai jamais pensé qu’on pouvait y changer quoi que ce soit.
Dix-sept ans après le premier tome, vous revisitez la genèse du Chat. Quel regard avez-vous sur votre parcours?
Ça m’amusait de raconter le moment où il mange le perroquet avec non seulement aucune image mais aucun dialogue en commun. Ce n’est pratiquement pas la même personne qui raconte la même histoire. À l’époque, je n’avais fait ni de cinéma, ni de roman. Mon seul moyen d’expression était la bande dessinée. Depuis, j’ai eu la chance de tester plusieurs domaines, mais il n’y a rien qui me plaît plus que les bandes dessinées. Je ne les relis pas, mais quand je les revois, je suis content. Ça demande beaucoup d’efforts de faire un bouquin donc en général je suis content. C’est très rare que je ne sois pas content d’un livre.
Pourquoi le chat a-t-il évolué graphiquement? Il semble plus humain…
C’est à cause du dessin animé. Pendant cinq ans, on lui a fait faire mille choses. Comme il a le cerveau d’un humain, on s’est dit qu’il pouvait tout faire comme un humain, mais il est limité par son anatomie de chat! Dans l’album précédent, on lui donne un plateau et il le fait tomber tout de suite! Dans les premiers albums, je dessinais d’après nature ou des photographies. Là, il y a moins de dessins d’observation et j’essaye d’être beaucoup plus dans la comédie.
Quelle est la suite pour le Chat?
J’aimerais refaire un album comme le cinquième, avec un grand voyage. J’ai fait beaucoup de familial et d’intime pendant quatre albums, je voudrais faire une forme de saga. On m’a dit que je ne parlais jamais du Proche-Orient. J’ai peut-être une idée. J’ai envie de travailler sur ces Juifs qui voulaient se faire enterrer à Jérusalem – alors qu’à cette époque les Juifs allaient en France. Je ne sais pas encore où je vais avec cette idée, mais j’étudie la question: la fin de l’empire Ottoman et du protectorat anglais a créé tous les drames qu’il y a aujourd’hui au Proche-Orient. Je ne sais pas si on peut en parler dans une bande dessinée. Si on fait un récit historiquement trop juste, on va se heurter à des gens qui ne savent pas de quoi on parlent… Dans Le Chat, j’essaye d’être documenté, mais pas trop spécifique.
Le Chat du Rabbin, Tome 9, La Reine de Shabbat, Dargaud, 14,99 euros. Joann Sfar sort aussi chez Gallimard le carnet de voyage Hawaï!
Jérôme Lachasse