Journaliste, psychanalyste, il enseignait à l’université de Tel Aviv. Auteur de nombreux ouvrages, il s’était intéressé aussi bien à la complexe situation d’Israël qu’aux positions des intellectuels dans les démocraties occidentales. Il est mort le 25 octobre, à l’âge de 61 ans.
Esprit libre et brillant, Carlo Strenger était à la fois psychanalyste, essayiste et journaliste. Esprit cosmopolite, il s’exprimait aussi bien en allemand, en anglais, en français qu’en hébreu. Cet intellectuel hors du commun est mort, vendredi 25 octobre à Tel Aviv, à l’âge de 61 ans.
Né à Bâle le 16 juillet 1958, dans une famille juive orthodoxe, il se rend en Israël à la fin des années 1970 pour y poursuivre ses études. C’est paradoxalement dans ce pays qu’il prend ses distances par rapport à l’orthodoxie religieuse et devient athée. Il ne faisait pas mystère que ce retournement vers l’athéisme, et la laïcité fut le moment le plus important de sa vie, celui qui allait décider de son engagement pour la liberté qui, tout au long de sa vie, guida autant ses actes que ses écrits.
Après une année passée en Israël, il reprend ses études de psychologie et de philosophie à Zurich. Il est habilité comme professeur, après une thèse de doctorat soutenue à l’université de Jérusalem en 1989, et commence une carrière d’enseignant à l’université de Tel Aviv, où il obtient une chaire en 2015. Carlo Strenger était membre de plusieurs instituts et commissions internationales. Il siégeait au conseil scientifique de la Fondation Sigmund-Freud à Vienne, il était membre du Séminaire de psychanalyse existentielle de Zurich et faisait en outre partie du comité d’observation du terrorisme au Center of Terrorism Studies de la City University de New York.
Un intellectuel attaché à la raison
Il écrivait également pour différents journaux à travers le monde, notamment pour le quotidien israélien de gauche Haaretz, pour le journal suisse Neue Zürcher Zeitung, ainsi que pour le Guardian. Se définissant lui-même comme un libéral de gauche, il a toujours essayé de faire la part des choses dans ses engagements comme dans ses critiques, n’hésitant pas à prendre à rebrousse-poil ceux qui le croyaient définitivement acquis à leur camp.
Après plusieurs essais consacrés à la psychologie et à la psychanalyse, dont La peur de l’insignifiance nous rend fous : une quête de sens et de liberté pour le XXIe siècle (2011 pour la version anglaise, tous ses livres traduits en français ont été publiés par Belfond), il aborde, la même année, le problème épineux d’Israël dans un essai qui le rend célèbre et fonde sa réputation d’intellectuel attaché à la raison : Israel : Einführung in ein schwieriges Land (« Israël, introduction à un pays difficile »), ouvrage qui reste non traduit en français, alors qu’il est considéré par le journal allemand Die Zeit comme « l’un des livres les plus importants parus ces dernières années sur Israël ».
Strenger y montre tout le tragique de ce pays écartelé entre des forces libérales de gauche et des forces ultra-orthodoxes de droite, lesquelles dénaturent profondément, à ses yeux, le caractère d’Israël. Comme il ne cessait de le dire à longueur de colonnes, il était opposé à Netanyahou et à sa politique de colonisation, qui lui semblait même être un danger pour la démocratie dans ce pays, mais il défendait, à l’encontre de nombreux intellectuels de gauche, le droit d’Israël à se prémunir contre le terrorisme. La lutte contre le terrorisme écrasant la liberté, qu’il soit politique ou intellectuel, était d’ailleurs son cheval de bataille.
Défenseur des « libéraux cosmopolites »
L’un de ses meilleurs livres, Le Mépris civilisé (Die Zivilisierte Verachtung, 2015), publié deux mois après les attentats contre Charlie Hebdo, s’en prend d’ailleurs à la lâcheté et à l’aveuglement des intellectuels européens qui, dans un fallacieux souci d’équité, ont bradé les valeurs de liberté et de tolérance héritées des Lumières et qui, parce que « toute critique d’autres cultures est aussitôt assimilée à un impérialisme eurocentrique », ont laissé se développer en Occident des croyances tyranniques et liberticides, des cultures sexistes et misogynes qui mettent à mal la démocratie, ouvrant ainsi grand la porte aux discours haineux des partis populistes, qui ont beau jeu de se présenter comme les uniques défenseurs de « la civilisation ».
Son dernier ouvrage Diese verdammten liberalen Eliten (Ces satanées élites libérales, 2019) prend la défense des « libéraux cosmopolites », dont il fait partie, souvent vilipendés mais qui lui apparaissent comme l’ultime rempart de la démocratie ébranlée par la globalisation.
Carlo Strenger en quelques dates
16 juillet 1958 Naissance à Bâle
1989 Enseigne à l’université de Tel Aviv
2011 « Israël, introduction à un pays difficile »
2015 « Le Mépris civilisé »
2019 « Ces satanées élites libérales »
25 octobre 2019 Mort à Tel Aviv
Je n’ai pas lu Carlo Strenger, mais je le mets avec confiance sur ma liste des auteurs à connaître, un peu au moins. Dans le monde d’aujourd’hui, il nous faut des guides de pensée et non pas des hurleurs d’anathèmes, et, pire, de faux intellectuels qui jettent en pâture des idées simplettes, vieilles et sans valeur.
Oui, Israël est un pays, un peuple et un territoire difficile à comprendre. Il faut y réfléchir, avec d’autres, à l’aide de penseurs sérieux et prudents, comme Strenger.
Les ultra-orthodoxes sont aussi peu « pertinents » que les chrétiens, pour qui il suffit de croire : hors la foi, point de salut. De toute façon, tout ce qui est « ultra » est suspect d’étroitesse d’esprit et de manque total de réalisme. Il faut, au contraire, regarder les choses de l’extérieur et les situer dans le reste de l’évolution.
Il n’y a pas des livres « difficiles » : il suffit de consacrer du temps à la lecture, un temps qu’on peut prendre, par exemple, à l’exploration des âneries déversées chaque jour sur les réseaux « a-sociaux ».
Il faut lire, lire, lire et se rappeler que lire est le destin de notre peuple.