Les opérateurs traditionnels voient leur suprématie de plus en plus contestée par de nouveaux entrants venus du Net. GAFA en tête, ils proposent leurs propres solutions d’accès, plus flexibles, à des contenus multimédias souvent populaires.
Le pugilat des box fait rage dans les télécoms. En ce début octobre, Orange a donné le coup d’envoi de sa nouvelle Livebox, cinquième du nom. SFR avait lancé la sienne fin août, la Box 8, à grand renfort de publicité. Free pourrait de son côté dévoiler la septième version de sa Freebox en novembre. Quant à Bouygues Telecom, il prépare une nouvelle Bbox pour 2020. La bagarre s’exacerbe comme jamais dans ce petit monde des terminaux d’accès à Internet, le téléphone et la télévision. Chacun vante ses nouveaux services – exclusifs –, le son haute définition, etc.
Car les opérateurs télécoms ne veulent pas être relégués au rôle de simple gestionnaire de tuyau, mais d’offreurs de contenus en tous genres. Pourtant, les coups que s’échangent les quatre catcheurs du paysage français des télécommunications cachent une menace bien plus grande pour eux. Ils sont, en effet, de plus en plus court-circuités par de nouveaux entrants proposant des miniboîtiers, clés TV (dispositif d’accès à Internet branché sur son téléviseur), téléviseurs intelligents et enceintes connectées.
Bien sûr, la domination des opérateurs sur l’accès à Internet n’est pas menacée, mais, en revanche, leur suprématie sur les contenus est contestée par des envahisseurs venus du Net : plates-formes vidéo, de télévision en streaming ou contenus multimédias du type YouTube. Pour les rois français des télécoms, les chaînes de télévision et autres services qu’ils intègrent à leurs box sont autant de produits d’appel qui leur permettent de vendre à leurs millions de clients des abonnements lucratifs (plus de 30 euros par mois en moyenne) pour avoir du haut débit ou la fibre optique.
La box telle que nous la connaissons est vouée à disparaître
Les lancements en novembre des plates-formes vidéo Disney+ et Apple TV+, puis au printemps 2020, de HBO Max (WarnerMedia) et de Peacock (NBCUniversal), sans parler de la plate-forme française Salto (TF1, M6 et France Télévisions), annoncée pour le début de l’année prochaine, sont en train de changer la donne.
Pour accéder au réseau et avoir du Wi-Fi dans la maison, un boîtier miniature sera toujours nécessaire, mais, pour le reste, la box telle que nous la connaissons est vouée à disparaître. Les opérateurs télécoms pensaient maîtriser le cerveau du numérique domestique, ils n’en auront que les jambes.
Les solutions alternatives des géants de la Toile et de bien d’autres nouveaux entrants pour accéder à une foultitude de contenus vidéo et multimédias, indépendamment des box, se nomment Roku, Amazon Fire TV, Google Chromecast, Nvidia Shield ou encore Apple TV. Tout est bon pour contourner la suprématie historique des opérateurs.
Netflix et Amazon Prime Video ont montré la voie
Roku, le fabricant américain de décodeurs, de clés TV et de lecteurs multimédias, proche de Netflix, mène l’offensive aux Etats-Unis, devant Amazon Fire TV. En conséquence, outre-Atlantique, le nombre de foyers qui se désabonnent de la télévision payante par le biais du câble, du satellite ou de l’ADSL continue de grossir. Ils seront 3 millions à couper le cordon avec leur opérateur historique rien que cette année.
L’enjeu est de taille. Netflix et Amazon Prime Video, avec aujourd’hui respectivement 160 millions et plus de 100 millions d’abonnés dans le monde, ont montré la voie. Chacun investit désormais des milliards de dollars chaque année dans des séries originales qui n’ont rien à envier aux blockbusters du cinéma. La bataille des box est aussi celle des séries, et même des jeux vidéo à gros budgets. Les GAFAN (« N » pour Netflix) s’en donnent à cœur joie.
Le géant du e-commerce, lui, multiplie non seulement les contenus tous azimuts (Amazon Prime Video, Amazon Music, Prime Photos, Prime Reading, Audible Channels ou encore Twitch), mais aussi les appareils Fire, Echo ou Kindle pour y accéder directement (tablette, clé TV, magnétoscope numérique, cube à télécommande vocale, enceinte connectée, voire prototype de lunettes connectées). « Notre objectif est de proposer à nos clients la même expérience quel que soit le dispositif utilisé », explique un porte-parole d’Amazon.
Les opérateurs téléphoniques ne savent plus quoi inventer
Le premier concurrent d’Amazon sur les clés TV (dongle) est Google avec sa Chromecast. Depuis le mois d’avril, ces deux géants du Net ont mis un terme à leur conflit : YouTube (Google) est désormais visible sur Fire TV (Amazon), tandis que Prime Video, le service du roi du commerce électronique, est accessible avec la Chromecast de Google. Mais dans les jeux en streaming, ils sont plus que jamais rivaux : Google lancera sa plate-forme Stadia en novembre, sur le modèle de Twitch, racheté par Amazon en 2014. De son côté, Facebook a peaufiné en septembre sa gamme d’écrans connectés et vocaux Portal TV, lancée il y a un an (intégrant notamment Amazon Prime Video). La rumeur prête même au réseau social l’intention de lancer aussi sa propre « box TV ». La firme de Mark Zuckerberg se retrouverait ainsi en concurrence frontale avec Roku, Amazon et Google.
Cette bataille submerge les opérateurs téléphoniques, qui ne savent plus quoi inventer pour différencier leurs box. L’usage massif des services sur Internet – replay, vidéo à la demande (VOD) ou médias sociaux – a ouvert la boîte de Pandore : « Des fonctions “traditionnelles” des box sont beaucoup moins sollicitées, comme l’enregistrement ou les fonctions de “grille de programme” », relève Jean-Luc Lemmens, directeur du pôle média-télécom du think tank Idate. Les Livebox, SFR Box, Bbox et Freebox restent compliquées à manipuler par rapport à la facilité offerte par les GAFA : Roku et Nvidia.
Sous pression, les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) répliquent en multipliant les modèles de box : tailles normales ou plus petites (comme la SFR Box 8 ou la Freebox mini), aux allures d’enceintes connectées, plus simples, plus puissantes, avec plus de contenus (Altice met Prime Video et l’assistant vocal Alexa d’Amazon dans sa SFR Box 8), voire avec des options payantes. Par exemple, Free n’a cessé de diversifier sa gamme de boîtes noires avec la SVOD (vidéo à la demande par abonnement) de Netflix, le son de Devialet, les assistants vocaux d’Amazon ou de Google, ou encore la presse en ligne avec LeKiosk. Pourtant, l’opérateur télécom fondé par Xavier Niel [coactionnaire à titre individuel du groupe Le Monde] a perdu 31 000 abonnés fixes au premier semestre.
La Livebox 5 Pro sera la première à être virtualisée
Sans parler de ses ennuis judiciaires : Bouygues Telecom a porté plainte le 31 mai devant le tribunal de commerce de Paris contre Free (à qui il réclame 170 millions d’euros de préjudice) pour « pratiques commerciales trompeuses », selon L’Express. Il lui est reproché de faire payer aux abonnés de sa nouvelle Freebox Delta le lecteur Devialet – en plus de l’abonnement mais sans le préciser dans ses publicités. En décembre 2018, l’UFC-Que choisir avait mis en demeure Free pour qu’il cesse ce flou artistique, en le menaçant de saisir la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). « La souscription à cet abonnement nécessitait l’achat d’un équipement spécifique au prix de 480 euros, ce qui n’était pas porté à l’attention de ses futurs clients. A la suite de notre démarche, Free a modifié sa communication pour la rendre plus compréhensible », indique Alain Bazot, le président de l’association de consommateurs.
De son côté, Orange commercialise depuis le 10 octobre une nouvelle box : « La Livebox 5, conçue de manière plus écoresponsable – mieux recyclable, plus durable et à l’empreinte carbone réduite de 29 % – offre 2 Gbits/s partagés, soit un débit descendant multiplié par deux, et un “Wi-Fi intelligent” [mais pas du puissant Wi-Fi 6] pour éviter la saturation des fréquences lorsque plusieurs terminaux sont connectés à la maison », explique Ingrid Buquicchio, directrice marketing « Open & Livebox » d’Orange France.
Il y a deux ans et demi déjà, le PDG d’Orange, Stéphane Richard, avait, lui, annoncé la « virtualisation » prochaine de la Livebox pour transférer « l’intelligence dans le réseau » (le cloud). Selon nos informations, la Livebox 5 Pro attendue pour le premier semestre 2020 sera la première à être virtualisée. Mais un boîtier restera nécessaire, ne serait-ce que pour le Wi-Fi.
La France compte en moyenne 5,5 écrans par foyer
Ces box nouvelles générations des FAI, toutes mieux-disantes les unes que les autres, suffiront-elles à leur éviter de se faire manger la laine sur leur dos par les OTT (offres hors du fournisseur d’accès à l’Internet, de l’anglais over-the-top service) ? « Les mouvements différents d’opérateurs français ne semblent pas couronnés de succès, y compris pour les expériences de box ouvertes sur des boutiques d’applications Android », constate Jean-Luc Lemmens.
La France compte en moyenne 5,5 écrans par foyer pour regarder de la vidéo. Le téléviseur perd du terrain, équipant jusqu’à 98 % des foyers par le passé mais plus que 93,4 % en 2018, « au profit d’écrans alternatifs permettant, souligne le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), une certaine flexibilité dans l’accès aux contenus » : l’ordinateur (85,4 %), le smartphone (73,6 %) et la tablette (48,2 %). Deux tiers des foyers français disposent d’un téléviseur connecté à Internet, soit indirectement par la box de leur FAI (79 %), la console de jeux (37 %) ou un « boîtier tiers » OTT de type Chromecast, Apple TV ou Roku (18 %), soit directement par une « smart TV » (33 %).
Les box TV font de la résistance, mais les lignes Maginot sont vite contournées dans le monde d’Internet. « La télévision de rattrapage est l’usage connecté dominant sur la box des opérateurs télécoms. La vidéo à la demande, les sites de partage de vidéos ou encore les jeux vidéo concentrent les usages par les autres modes de connexion », indique le CSA dans son « Observatoire de l’équipement audiovisuel des foyers » publié en mai. C’est à se demander si la convergence des médias tant promise ne tourne pas à la divergence entre télécoms et Internet, même si certains opérateurs télécoms se sont résolus à pactiser avec les incontournables tels que Netflix (aussi distribué à partir du 15 octobre par Canal+ !), Amazon ou Google.
« Netflix est distribué par tous les opérateurs télécoms et intégré dans l’offre de deux d’entre eux, Bouygues Telecom et Free, tandis qu’Amazon Prime Video est déjà accessible par le biais de Videofutur et bientôt sur SFR », indique Philippe Bailly, président fondateur de NPA Conseil, qui dénombre en France vingt-deux services de SVOD (dont TFou Max, ADN, Filmo TV ou encore Gullimax).
Un troisième front s’est ouvert, celui de la domotique
Free a fait part cet été de son inquiétude au sujet de Salto auprès de l’Autorité de la concurrence, laquelle a quand même autorisé le 12 août cet « anti-Netflix » français mais « sous conditions » (contenus exclusifs limités et non-discrimination des distributeurs tiers). Sur les smart TV, dongles et consoles de jeux, des agrégateurs audiovisuels fleurissent aussi, de type MyCanal, Molotov, Amazon Channels, Bis TV Online (Mediawan) ou encore Alchimie, mais tous affranchis des box. Même Vitis, opérateur régional (filiale de Netgem) avec sa box Videofutur, qui avait débuté en OTT, est mis à l’épreuve.
Les FAI ne sont pas au bout de leurs peines. Un troisième front s’est ouvert, celui de la domotique revitalisée par les acteurs du Net, dont Amazon et Google avec leurs assistants vocaux : « Ok Alexa, allume la lumière ! » Tous les FAI s’y sont (re)mis aussi pour ne pas être évincés de la maison aux objets de plus en plus connectés (éclairages, volets, chauffage, etc.) et sous télésurveillance. Avec la « smart home », c’est l’extension du domaine de la lutte entre GAFA et FAI. Les consommateurs seront in fine les arbitres pour départager les vainqueurs des vaincus. Ceux qui contrôleront le cerveau, et les autres.