Auteur de best-sellers culinaires, propriétaire de restaurants à Londres, créateur de recettes pour The Guardian, Yotam Ottolenghi est à l’origine du raz-de-marée de saveurs orientales qui déferle en Occident. A l’occasion de la parution en France de son septième ouvrage, Nopi, nous avons rencontré en exclusivité le très influent cuisinier israélo-britannique.
Pour attraper Yotam Ottolenghi, mieux vaut faire preuve d’endurance. La course-poursuite a démarré, il y a deux ans, par une demande d’interview adressée à son éditeur français. Réponse polie : « En ce moment, Yotam se consacre pleinement à son travail. » Nouvelle tentative en janvier 2019 auprès de son agent anglais. No answer. Plusieurs relances et, six mois plus tard, comme un cadeau de Noël en plein mois de juin?: « Pour la sortie française de son nouveau livre Nopi*, Yotam ne donnera pas d’interview en France, mais il peut vous rencontrer à Londres pour un entretien exclusif. »
Ottolenghi, pop-star des fourneaux
Promos ciblées et staff protecteur, Yotam Ottolenghi a acquis un statut de pop-star des fourneaux. Du jamais vu depuis l’irruption du jeune cuisinier en baskets, à l’accent cockney et aux manières décomplexées : un certain Jamie Oliver. Certes, au nombre de followers sur Instagram, Jamie bat toujours Ottolenghi (7,4 millions contre à peine 1 million) mais lorsque le premier annonce le dépôt de bilan de vingt-cinq de ses restaurants en mai dernier, le second continue à faire rayonner ses quatre delis et ses deux adresses de fine dining sur la food scene britannique. Ses livres se vendent par centaines de milliers dans le monde entier, ses recettes publiées tous les samedis dans The Guardian sont suivies à la lettre dans les foyers d’outre-Manche. Et quand on demande à notre confrère Giles Coren, chroniqueur gastronomique de The Times, son regard sur le phénomène, il ose : « Ottolenghi a révolutionné la façon dont les Londoniens mangent et cuisinent. Quand il a ouvert le premier traiteur qui porte son nom en 2002, à Notting Hill, sa cuisine était totalement nouvelle. Les palais londoniens connaissaient la cuisine française, italienne, chinoise, indienne… Ils découvraient un nouveau répertoire presque végétarien, imprégné de Moyen-Orient : le houmous, les plats colorés, saupoudrés de zaatar, de sumac, de graines de grenade et d’herbes fraîches. Maintenant, grâce à lui, on trouve ces produits dans tous les supermarchés et ses recettes se répandent à l’étranger. »
La question de son influence planétaire fut évidemment la première question que l’on posa à Yotam Ottolenghi. Lui se la joue modeste : « Aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, il est très facile d’observer les tendances culinaires à Londres, à New York ou à Paris. On me dit que mes tours de main sont partout, mais je préfère ne pas trop y penser. Je me concentre sur mon travail et s’il inspire les gens, alors j’en suis heureux. »
Nopi, son dernier livre de recettes
Ce 3 septembre 2019 à Londres, dans une salle de réunion au huitième étage de sa maison d’édition Penguin Random House, à deux pas de Vauxhall Bridge, Yotam Ottolenghi, chemise à fleurs, affiche la politesse un peu gênée du boy next door. Mais quand il nous lance « vous avez faim ? » en s’approchant d’une boîte renfermant des ingrédients mystères, il retrouve l’assurance de celui qui maîtrise son arme de séduction. Au creux d’une assiette en céramique, il dispose une burrata crémeuse, un éventail de tranches de pêche marinées dans un sirop au miel, et il perle le tout d’une huile d’olive parfumée à la lavande et aux graines de coriandre. Au premier coup de cuillère, cette petite bombe crémeuse aux saveurs intenses nous transporte dans un terroir imaginaire baigné par la Méditerranée. « Ce que j’aime dans ce plat, ce sont les graines de coriandre entières, confie Yotam. On les utilise non seulement pour leur arôme, mais aussi pour leur texture croustillante ! »
Cette excellente idée se picore, parmi tant d’autres, dans son nouveau livre de 120 recettes. Intitulé Nopi*, c’est le cookbook du restaurant éponyme situé près de Piccadilly Circus, que Yotam Ottolenghi inaugura en 2011 avec le chef Ramael Scully. Sa parution ces jours-ci en France n’est pas sans risque. « Si vous connaissez mes livres précédents, vous remarquerez tout de suite que les recettes de Nopi sont un peu plus complexes et difficiles pour les cuisiniers amateurs », prévient, dans l’introduction, celui qui bâtit sa notoriété sur la facilité décomplexante de sa cuisine. De plus, avec Nopi, Ottolenghi brouille un peu les pistes culinaires et frotte son univers levantino-méditerranéen à celui d’un cuisinier né en Malaisie d’une mère sino-indienne et d’un père aux origines malaiso-irlandaises. « Ramael a élargi ma palette gustative vers des saveurs fumées, fermentées, tournées vers l’umami [l’une des cinq saveurs de base, avec le sucré, l’acide, l’amer et le salé, que l’on traduit parfois par « savoureux »]. Il a introduit dans ma cuisine des ingrédients comme le miso, le tamarin ou encore la feuille de pandan, le kimchi et la noix de coco. Et il a apporté une certaine rigueur de ‘grand restaurant’ dans nos assiettes. »
Plats fusion et métissés
Que les fans se rassurent?: sorti au Royaume-Uni, en 2015, Nopi comporte des recettes déjà cultes. Yotam Ottolenghi s’emballe sur la sole au beurre noisette : « Il faut du citron, des algues nori et des câpres frites, c’est prêt en quinze minutes et c’est vraiment délicieux ! » Autre coup de génie, d’une simplicité à l’état brut, promis à un bel avenir au pays de Rabelais : le céleri-rave. Prenez une boule de céleri entière, gardez la peau, badigeonnez-la d’huile d’olive et de sel, enfournez-la pendant trois heures à 180°C. Résultat, une peau craquante, une chair fondante, à déguster avec une cuillerée de crème fraîche et des quartiers de citron. Testé et approuvé. « J’ai de la chance d’avoir des fans qui me suivent à chaque nouveau livre et me disent : ‘Ce plat, on le fait une fois par semaine à la maison !’ Ce qu’il y a de plus gratifiant dans mon travail, c’est ce moment où l’une de mes créations rejoint le répertoire de quelqu’un. Un livre peut se perdre ou s’oublier, mais une recette, une fois maîtrisée, vous la gardez en vous pour toujours. »
Les brocolis sautés à l’ail et au piment et la fabrication du labné (crème de yaourt libanaise) pour les uns, le gâteau de semoule à la fleur d’oranger ou la technique de l’aubergine brûlée à la flamme pour les autres, les foodies du monde entier ont tous quelque chose en eux d’Ottolenghi. De cette cuisine fusion, conviant allègrement, avec une énergie semblable à celles des chefs de Tel-Aviv et de Jérusalem, les saveurs d’Italie, des Balkans, de Grèce et des pays arabes. Un joyeux foutoir, une melting popote assommée de soleil, très portée sur les légumes, mêlant, avec irrévérence et générosité, le pois chiche, la lentille, l’huile d’olive, les herbes fraîches, la feta, le sumac, la mélasse de grenade, le sucre de dattes. « Quand je suis arrivé au Royaume-Uni, il y a vingt ans, j’étais choqué par la façon dont les Anglais cuisinaient les légumes. Lorsque la mère de mon mari préparait du brocoli, elle le plongeait pendant vingt minutes dans l’eau bouillante et c’est tout. C’est un péché de surcuire le légume comme ça. Quand vous lui accordez un peu d’attention, le légume devient une merveille et décroche le premier rôle dans l’assiette ! » Il aime à dire que ses goûts sont sharp, « affûtés ». Autrement dit, épicés, acides, pimentés.
De la philo à la cuisine
Ce goût des métissages, l’enfant de Jérusalem s’y frotte dès son plus jeune âge. Les polpettone (pains de viande), les pasta, les courgettes frites et la polenta de son père d’origine toscane, professeur de chimie à l’université hébraïque. Les currys de boeuf, les poivrons farcis et le chou rouge aigre-doux de sa mère, allemande, proviseure dans un lycée. C’est à la table familiale qu’il situe les souvenirs de sa jeunesse insouciante, jusqu’au drame qu’il vit à l’âge de 23 ans : son frère cadet meurt accidentellement lors d’un entraînement à la fin de son service militaire. Une chape de chagrin s’abat sur le foyer et Yotam joue les enfants modèles : il accomplit à son tour son service militaire de trois ans au siège du renseignement de l’armée israélienne, il décroche son diplôme de littérature comparée à l’université de Tel-Aviv, tout en assurant un job à mi-temps au news desk du quotidien Haaretz.
Pendant son cursus, il tombe amoureux d’un étudiant en psychologie, avec qui il emménage à Amsterdam pour écrire une thèse de philosophie. Dans leur appartement de la Venise du Nord, il potasse les recettes de l’Américaine Julia Child, achète des livres de cuisine et fait la popote pour de grandes tablées d’amis. S’il finit, après de longues années de silence, par révéler son homosexualité à ses parents plutôt conservateurs, le plus grand choc se produit le jour où il leur annonce qu’il abandonne sa carrière universitaire pour la… cuisine ! « Ce n’est pas une très bonne idée », lui écrit son père. « J’ai beaucoup aimé la philosophie, mais j’avais la sensation que seul un cercle restreint de personnes autour de moi pouvait tenir une conservation sur ce sujet, note Yotam. Avec un plat, en cinq minutes, on peut séduire 70 personnes d’un coup. C’était tellement plus gratifiant ! »
Yotam part étudier la gastronomie française à l’école du Cordon Bleu, à Londres – il en gardera, entre autres, la technique de la pâte feuilletée – turbine dans plusieurs tables gastronomiques et atterrit chez Baker & Spice, à Knightsbridge. C’est dans les cuisines de ce petit traiteur de quartier connu pour ses salades italiennes et son poulet rôti, qu’il fait la rencontre de celui qui va changer sa vie : Sami Tamimi, un cuisinier palestinien parti des territoires occupés où il avait du mal à vivre en tant que gay. « On mangeait la même chose et on cuisinait la même chose. On s’entendait sur les condiments et les assaisonnements, on avait cette même vision d’une comfort food à l’orientale« , se souvient Ottolenghi.
Avec la complicité de ce partenaire de fourneaux devenu meilleur ami, il va exploser à partir des années 2000 : il ouvre quatre cantines-épiceries fines qui portent son nom à Londres entre 2002 et 2004, publie son premier livre en 2008 (Ottolenghi: The Cookbook) et enfin, en 2012, fait grimper d’un coup sa cote internationale grâce à son best-seller Jerusalem. Le pitch : deux amis gays, l’un israélien, l’autre palestinien, pistent et consignent les recettes cosmopolites de la Ville sainte. « Les gens l’ont interprété comme une tentative de réconciliation des peuples dans l’assiette, explique Ottolenghi. Je ne suis pas sûr que le houmous puisse résoudre le conflit au Proche-Orient, mais j’ai vécu des situations qui me laissent encore un peu d’espoir. Une pâtissière palestinienne m’a un jour invité dans sa maison. J’ai honte de l’avouer mais j’étais très nerveux : Jérusalem Est était pour moi un endroit dangereux. Elle m’avait préparé tant de choses délicieuses à manger. Nous avons brisé la glace, elle m’a parlé à cœur ouvert de sa vie compliquée en zone occupée. »
Les recettes d’un succès planétaire
Si le projet hérisse le poil des intégristes de tous bords, il rencontre surtout un écho spectaculaire auprès des foodies occidentaux. Qui tombent amoureux du houmous, du chou-fleur rôti entier et de la chakchouka, ces oeufs pochés dans une sauce tomate aux herbes et aux épices… Même le rappeur britannique Loyle Carner y va de son hommage dans un morceau intitulé Ottolenghi où il raconte sa passion pour cette « bible de cuisine ». Yotam Ottolenghi accepte de faire un caméo de 5 secondes dans son clip. Paru en 2013, Jerusalem s’écoule en France à plus de 50 000 exemplaires. « J’en ai vendu des centaines de milliers en Allemagne, aux Pays-Bas, aux Etats-Unis et en Australie, mais je n’imaginais pas vendre de livres chez vous ! J’ai pas mal voyagé dans votre pays ces dernières années ; vous êtes fiers de votre gastronomie, vous avez offert au monde la grammaire de la cuisine, mais vous êtes très ouverts aux autres cultures. A Paris, j’ai fréquenté de très bonnes adresses cosmopolites ! » Il est vrai qu’entre les bars à houmous, les comptoirs à falafels et les tables survoltées à la mode de Tel-Aviv, le Levant se lève depuis quelques années au pays de l’andouillette.
Ella Aflalo, jeune cuisinière niçoise, née d’un père marocain et d’une mère israélienne, raconte : « Quand je suis entrée à l’institut Paul Bocuse, je rêvais d’étoiles Michelin, de gastronomie française. Les recettes séfarades et levantines, c’était mon jardin secret, réservé aux repas de famille à la maison. En 2012, ma mère me rapporte d’un séjour à Londres le livre Jerusalem dans sa version anglaise. Les aubergines rôties au tahini et aux graines de grenade, sa salade de courge, ce fut une révélation ! A partir de cette époque-là, j’ai osé renouer avec mes racines en cuisine. »
Depuis le printemps dernier, les gastronomes marseillais sont tout sourire devant son loup entier recouvert d’herbes fraîches et de chermoula à l’amande ou la patate douce à la harissa maison de son bistrot en plein quartier Noailles, baptisé Yima : « C’est la contraction de deux mots qui veulent dire ‘maman’ : ima en hébreu et yema en kabyle. C’est une façon de célébrer la cuisine judéo-arabe. » Après Jerusalem, tous les autres livres signés Ottolenghi se vendront ici comme des petits pains : Plenty (sur les recettes de légumes), Plenty More (encore plus de recettes végétariennes), Sweet (sur les desserts), Simple (sur les basiques). Des ouvrages aux couvertures graphiques élégantes et remplies de photos très #foodporn, réalisées en gros plans à la lumière du jour.
« Londres m’a tout donné »
Aujourd’hui, le double citoyen israélien et britannique est âgé de 50 ans. Il prépare un nouveau livre pour 2020, dont le sujet est tenu secret. Il a décidé d’étaler dans les journaux sa vie de « gay father ». Du Guardian au Telegraph, il pose avec son mari Karl Allen, d’origine irlandaise, épousé en 2012, et ses deux fils, Max et Flynn, respectivement nés sous GPA en 2013 et 2015. Et, last but not least, il veille tout particulièrement sur Rovi, sa dernière table londonienne ouverte en 2018 dans le quartier Fitzrovia, et exclusivement orientée vers les légumes, la fermentation, la cuisson au feu de bois.
Au moment d’évoquer son restaurant business, Yotam Ottolenghi marque un moment d’hésitation puis ne peut s’empêcher de se lancer sur le Brexit : « Je trouve la situation du Royaume-Uni terrifiante ! Londres m’a tout donné, c’est une ville qui a toujours construit sa richesse et sa personnalité en intégrant des peuples et des cultures du monde entier. Aujourd’hui, le pays a peur, il s’insularise au-delà de sa géographie, se replie dans le nationalisme. Dans mes restaurants travaillent des Bulgares, des Grecs, des Français, des Italiens. Depuis 2016, les statistiques montrent que de moins en moins d’Européens veulent venir travailler au Royaume-Uni. Nous sommes en train de perdre quelque chose de précieux et cela aura, à terme, un impact négatif sur la santé de nos restaurants… » De là à quitter la Ville monde ? « Ma vie est ici, je ne me vois pas retourner en Israël… » Sauf pour rendre visite, plusieurs fois par an, à ses parents près de Jérusalem et à sa soeur à Tel-Aviv. Et pour retrouver aussi, dans les travées du marché de Mahane Yehuda et dans les ruelles de la vieille ville, le parfum de la menthe, la saveur noisettée du tahini et le goût acidulé du sumac… La recette du succès !
*Nopi, par Yotam Ottolenghi et Ramael Scully. Hachette Pratique. 352 p., 30 €.
Le meilleur. Jamais une de ses recettes ne déçoit