Vous menez depuis des années une longue enquête, exhumant des faits horribles et rencontrant des témoins directs des massacres. Comment avez-vous su garder une distance émotionnelle face aux témoignages que vous avez recueilli ?
Cela dépend des jours. Au début, c’était difficile, je ne supportais pas plus de 20 minutes d’interview avec les témoins, parce que je n’ai pas été formé à ça. Ce qui aide, c’est de tenir une démarche académique en même temps, de compléter ce travail de terrain avec un travail d’archives. À Yahad-In Unum, on est toute une équipe, 29 personnes, et on a appris à se situer dans le cadre d’une enquête de type criminel, où l’on étudie les faits. Entendre une dame de 80 ans raconter son viol, ce n’est pas facile, mais encore moins, comme homme, de lui poser des questions sur le sujet. J’encourage toute notre équipe à recevoir un appui psychologique. On entend tellement d’histoires terribles qu’il faut parfois être accompagné. Oui, il y a des moments difficiles, mais si on ne le fait pas, alors qui va le faire ?
Vous parlez beaucoup de silence dans votre livre. De quoi était-il le signe ? De honte, de regrets ?
La majorité des personnes interviewées sont d’anciens citoyens soviétiques. À l’époque communiste, il était interdit d’en parler, sous peine de risquer d’être déporté. Les gens avaient très peur de nous livrer ces histoires. À la fin de l’interview, beaucoup disaient : « J’ai parlé, donc je vais être déporté ou fusillé. » Et c’est parfois la petite-fille qui disait : « Mais non Mamie, c’est fini. » Le tabou soviétique est l’origine même de ce silence, les gens réfléchissaient beaucoup avant de parler. Plus on s’est écarté de l’URSS, plus les gens se sont sentis libres.
Votre engagement est lié à votre mémoire personnelle…
Mon grand-père paternel a été déporté en Ukraine dans un camp. Il en est revenu totalement silencieux. Je lui ai demandé une fois pourquoi il se taisait. Aujourd’hui, je comprends que c’était surtout un silence de souffrance, celle de quelqu’un dont la conscience a été cassée. Du côté maternel, notre ferme était réquisitionnée par les maquis communistes, qui arrêtaient les collaborateurs et les torturaient. De ce fait, on a aussi une mémoire très contrariée. Ma mère n’en a parlé qu’une seule fois, mais je pense avoir hérité de cette conscience de petites gens qui subissaient la machine de guerre.
Pourquoi le livre est-il divisé en moments de la journée ? Y a-t-il une symbolique à cela ?
Oui, tout à fait. Quand j’ai commencé cette enquête, je me suis posé une question : pourquoi les Allemands arrivaient-ils toujours à l’heure le matin pour tuer et repartaient-ils à l’heure, indépendamment du nombre de Juifs à exécuter ? Je me suis demandé quel était le protocole dans leur tête. C’est pour ça que j’ai structuré le livre comme une journée. La maîtrise du timing et de la topographie étaient les deux clés de l’équipe génocidaire. Ils voulaient rentrer chez eux après la journée, ils voulaient rentrer pile à l’heure à midi. J’ai découvert que la lenteur était punie de la peine de mort : cela les retardait. Enfin, pour ces tueurs, la journée, c’est comme une barrière. Là-bas, il n’y avait pas la structure des barbelés des camps : l’organisation de la journée, ce timing, c’est le cadre qu’ils avaient. Le chronomètre est la clé d’un massacre : les gens arrivent à tel moment et repartent quand c’est fini. Autrement, ce n’est pas un massacre, mais une fusillade.
Il y a ceux qui subissaient et aussi les « petites mains » qui contribuaient à la machine du génocide. Ils sont au centre de votre ouvrage. Comment évaluer leur responsabilité ? Sont-ils exécutants ou complices ?
C’est une question qui n’est pas simple et qui n’est pas générale. J’ai interviewé des gens qui ont sauvé des Juifs, et d’autres qui, trouvant un Juif dans leur grenier, se sont empressés d’avertir les nazis. À l’époque soviétique, leur liberté d’action avant que les Allemands n’arrivent était très faible. Les nazis ont utilisé le système de réquisition soviétique pour le travail, pour qu’ils ne puissent pas dire non à la tâche confiée. Quand on se pose la question de la responsabilité et de la culpabilité, il faut voir de quel système on parle. Dans le système soviétique, les réquisitionnés étaient dénués de liberté de décision. De manière générale, en revanche, et c’est vrai dans tous les génocides, celui qui veut tuer détermine la cible. Donc ceux qui ne sont pas touchés sont contents de ne pas être tués, ils sont « choisis pour la vie ». Mais même s’ils ne sont pas progénocidaires, un génocide se fait toujours avec les voisins et ne manque jamais de travailleurs. Il y a aussi le simple intérêt criminel de prendre les biens de l’autre… Ce que j’ai découvert, c’est que quand on autorise cette activité criminelle tout en la déclarant innocente selon la loi du moment, on ne manque jamais de main-d’oeuvre.
Comment expliquer cette ambiguïté des populations locales qui oscillent entre la fascination pour la violence et leur conscience morale ?
Les nazis travestissaient la fusillade en peine capitale, ils considéraient les Juifs comme coupables. Quand il y a une peine de mort publique, les gens aiment aller voir ça, surtout quand on tue les « mauvaises gens ». On le voit aussi bien dans les films modernes : il faut que James Bond tue les mauvaises gens, sinon le film n’a pas de sens. Daech fait la même chose. Quand on travaille de près sur ce genre de situations, on découvre des morceaux de l’humanité qu’on aimerait ne pas connaître. Parce que ce n’est pas agréable à admettre. Contrairement au système soviétique, qui faisait ses répressions en secret – le NKVD arrêtaient les personnes la nuit -, les nazis tuaient pratiquement toujours dans la journée, comme une démonstration de pouvoir. Pour autant, ils n’étaient pas mus seulement par des motivations idéologiques. Le vol et le viol entraient en jeu.
Quelle réaction espérez-vous avec ce livre ?
Je voulais montrer que la Shoah – contrairement à ce qu’on peut penser – est entièrement « faite main ». On a tendance à penser que la Shoah était très industrielle, que c’était une machine. Moi, je la trouve très rurale : les fosses communes étaient les mêmes que celles pour les pommes de terre. Et ce qu’il s’est passé à l’Est est la matrice pour les crimes de masse modernes. Maintenant, plus personne ne fait de camps pour les génocides. Par contre, des mises à mort par armes, par couteau et des fosses communes – suivant l’exemple des Einzatzgruppen -, il y en a beaucoup. J’ai remarqué que quand on tue les gens un par un et qu’on les met dans des fosses, il n’y a plus de mémoire. Les camps, on en a des traces, des photos satellite. Alors que quand on met ces gens dans des fosses, il ne nous reste que des chiffres, et plus de mémoire. On dit que Bachar al-Assad a tué 300 000 personnes. Mais où sont-ils ces gens ?
Comment éviter que nous fermions les yeux sur cette histoire ?
Les gens fermeront les yeux, parce que c’est très archaïque, les fosses communes. Ce que je cherche, c’est qu’une minorité continue à avoir les yeux ouverts et que l’on ne dise pas que la Shoah est une affaire d’historiens ou que cela ne concerne que la communauté juive. Le fait est qu’il y a eu d’autres crimes de masse depuis. C’est une pathologie humaine qu’il faut combattre, pour ne pas la laisser rentrer dans notre réalité. Il faut dont qu’une partie de la population accepte de savoir et ne dise pas « ce n’est pas ma responsabilité ».
Ce livre est un acte de résistance ?
C’est un acte de résistance face à l’accoutumance. Parce qu’on s’habitue à la barbarie très facilement. Si ce n’est pas notre quartier, notre religion, notre communauté qui sont concernés, alors on y accorde moins d’attention. Si cela touche les autres, la compassion diminue fortement. C’est très dangereux, car les tueurs le savent parfaitement. Mes parents me disaient qu’on ne doit jamais faire de différence entre les gens, qu’il faut « servir la mendiante comme la comtesse ».
Vous êtes prêtre. Le chrétien que vous êtes est-il transformé par ce travail ?
Je vis cela avec beaucoup de prudence, parce que tous ces crimes se sont déroulés dans un contexte chrétien. Beaucoup étaient catholiques ou orthodoxes et beaucoup pensaient assister à un mystère religieux, d’où le parallèle que certains témoins faisaient entre l’exécution des Juifs et le récit de la Passion. Pour le reste, je ne conçois pas la foi sans l’action et sans la responsabilité. La première responsabilité dans la Bible, c’est Caïn qui tue Abel. Depuis l’enfance, je crois entendre ce cri d’Abel, d’où l’envie d’entendre le cri de ces innocents qui ont été assassinés.
Ce livre est-il un début ou un aboutissement ?
C’est avant tout l’aboutissement de 15 ans de découverte de toutes ces petites énigmes qui cachaient de grandes affaires. On a fait venir des spécialistes pour comprendre. Ça a été 15 ans d’acharnement de 29 personnes, avec des milliers d’interviews. Mais on n’a pas fini cette recherche des fosses, il nous reste encore deux ans. Maintenant, on cherche à enseigner cela, à rendre accessibles nos enregistrements d’interviews (plus de 7 000 personnes) et à les sous-titrer pour l’Europe. Cela sera à destination des chercheurs, mais aussi des familles qui nous contactent régulièrement pour retrouver des parents morts pendant le génocide. Nous faisons tout un travail pour les reconnecter avec les villages où ils sont décédés, pour qu’ils puissent s’y rendre et faire une prière.