Ils ont toujours soutenu la gauche et se retrouvent face à une progéniture fan de François Fillon. Témoignages de parents qui ont vu leur « bébé » passer à droite.
A cette heure-là, dans la voiture, c’est Nicolas Demorand qui parle. Chaque matin, la voix puissante de l’animateur du 7/9 de France Inter accompagne Geoffroy, 51 ans, ingénieur, et son fils Quentin, 16 ans, lycéen, sur la route du boulot. Direction Parthenay (Deux-Sèvres). Il est 7 h 47. On n’est pas exactement en avance. Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction du quotidien Les Echos, y va de son bien nommé « édito éco », fustigeant avec constance l’excès de dépenses publiques avant de déplorer le poids de la fiscalité.
« Et il est payé comment, le type ? Avec l’argent de la redevance audiovisuelle, non ? Il est gonflé quand même ! », s’emporte, une fois de plus, le papa-conducteur.
Sauf que, cette fois, le fiston-passager répond : « Il a raison. La France va crever sous le poids de sa dette. Il faut cesser d’alimenter ce système pour rendre des marges aux entreprises et du pouvoir d’achat aux ménages. »
« J’aurais pu lui démontrer l’inanité des politiques de rigueur, lui rappeler le désastre des privatisations, lui parler solidarité nationale, évoquer le programme du Conseil national de la Résistance, commente Geoffroy, mais on était un peu à la bourre alors je lui ai demandé : “Dis-donc, camarade, tu es de droite ou quoi ?” Il a répondu “oui” et il a ajouté : “Je finis à 17 h 45. Tu viens me chercher ou je prends le car de ramassage subventionné avec tes impôts ?” »
Geoffroy a toujours voté PS avec un détour « républicain » par Chirac au second tour de l’élection présidentielle de 2002 et un crochet de la même eau vers Macron en 2017. Une vie de gauche, sage mais déterminée. Et la pratique d’un dialogue familial apaisé, à base d’ouverture et de consensus.
Le virage Seux de son fils Quentin, il ne l’a pas vu venir. Son épouse, Maryse, 43 ans, enseignante, non plus. Quoique… « Depuis quelques mois, il rentre ses tee-shirts dans son pantalon et prend une douche par jour. Pour Noël, il a voulu un pull rose, Lacoste ou Ralph Lauren. Au début, on a cru qu’il était amoureux. Maintenant, on sait qu’il était en train de changer de camp », glisse-t-elle. La rupture épistémologique du rejeton, qui n’a pas encore déteint sur le reste de la fratrie – une cadette, 14 ans, un benjamin, 12 ans –, n’entame en rien le sens de l’humour du couple.
35 % des 18-24 ans se situent à droite
Que ces parents drôlement inquiets soient rassurés, leur cas n’est pas isolé. Fin 2015, une enquête d’opinion du cabinet d’études et de conseil Elabe pour le site d’information Atlantico, très commentée, le montrait déjà. A la question : « Vous, personnellement, diriez-vous que vous vous situez… ? », 35 % des 18-24 ans répondaient « à droite » et 17 % « à gauche ».
A l’époque, Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut de sondage IFOP, soulignait « l’homogénéisation [du vote des jeunes] avec le comportement électoral de la population en général ». La France des urnes penche à droite et on dirait que certains jeunes héritiers de familles ancrées à gauche suivent le mouvement.
A moins que la décomposition du paysage politique national, la vacuité des clivages traditionnels et la fureur du monde trouvent écho dans les foyers où la transmission du viatique idéologique n’a désormais pas plus de pertinence que celle des armoires normandes, des horloges franc-comtoises et des soupières en « Vieux Paris ».
« Dans l’enfance et au début de l’adolescence, les changements sociaux sont envisagés à partir des constats actuels, ce qui revient à dire que le possible est pensé à partir du réel », explique Henri Lehalle, professeur de psychologie du développement à l’université Paul-Valéry-Montpellier-3, dans « Les changements idéologiques à la période de l’adolescence : construction, choix, ruptures », un article fort savant publié en 2017 dans la revue L’Orientation scolaire et professionnelle.
Tout ça ne consolera pas Abdou, 57 ans, habitant des quartiers nord de Nice, passé par le bâtiment, les services à la personne, Pôle emploi et la vente de croquettes pour chiens et chats, sincèrement engagé à gauche, dont l’une des filles, Lila, 17 ans, se rêve en avocate d’affaires experte en optimisation fiscale.
« Elle croit avoir compris que la gauche qui n’a rien fait pour ses parents ne fera rien pour elle, que l’ascenseur social était bloqué depuis les années 1980 et que l’intégration républicaine était une fable »,confie-t-il. « Désormais, les destins sont individuels », lance l’adolescente, aussi décidée que brillante.
Dans son sketch Le Fils réac, écrit dans les années 1970, l’humoriste Alex Métayer, par ailleurs militant trotskiste de l’Organisation communiste internationaliste (OCI), disparu en 2004, moquait ces parents battus et ces enfants indignes. « Je ne comprends pas… Tu connais quand même notre passé à ta mère et à moi. Anarchos. Maos. Ecolos. Autonomes. Et tu ne comprends pas notre honte de te voir cadre avec un plan épargne logement assuré ? »
Peut-être n’y a-t-il rien à comprendre. L’imperturbable balancier des générations poursuit son mouvement. Un coup à droite, un coup à gauche ; un coup à gauche, un coup à droite, et ainsi de suite. Vieux cons des neiges d’antan contre néo-cons de la dernière averse : match nul. Ça sent la prolongation. Mais « le temps ne fait rien à l’affaire », chantait Georges Brassens.
Aurélien Enthoven, soutien d’Asselineau
A 17 ans, Didier n’en finit pas de maugréer. Son courroux est esthétique. « La modernité pour la modernité, ça m’épuise », proclame-t-il. C’est un conservateur. « J’en veux à mes parents de s’être installés en banlieue Est par “conviction citoyenne”. Nous vivons cernés de bâtiments récents tous plus hideux les uns que les autres, sans histoire. La laideur a gagné et les gens se sentent relégués. Le plus triste, c’est que Paris succombe à son tour. »
Son cauchemar : le quartier Clichy-Batignolles, aux confins du 17earrondissement, où « on a concentré tous les lieux communs de l’urbanisme contemporain et de l’architecture actuelle – panneaux photovoltaïques, rampe de skate et, [il] imagine, de nombreux potagers urbains. Un pur musée des vanités et des frustrations du siècle ». C’est au pied d’un autre musée, le Louvre, qu’il respire, retrouve ses marques. « Ça, c’est beau ! » Evitons le sujet Pyramide. La réponse irait de soi.
Cet engouement pour le passé, Aurélien Enthoven le partage. A 17 ans lui aussi, le fils du philosophe Raphaël Enthoven et de l’auteure-compositrice-interprète Carla Bruni-Sarkozy, est nostalgique du franc fort et de l’Europe des nations. Il est militant de l’Union populaire républicaine (UPR) de François Asselineau, souverainiste tendance complotiste, et, selon nos confrères du Parisien, adhérent du Brexit Party du Britannique Nigel Farage, sulfureux suppôt de l’euroscepticisme radical.
« Mes idées sont indépendantes de celles de mes parents », a confirmé Aurélien Enthoven, révélant que cet engagement a provoqué « des débats féconds » avec son père et un haussement de sourcil chez sa mère – « Elle était un peu étonnée mais s’en fiche. » Les discussions politiques en famille ne sont plus tout à fait ce qu’elles étaient. Comme les enfants, qu’on a connus plus obéissants. Mais ça aussi, c’était avant.
Dominique Seux et la dette publique
Et vous, monsieur le journaliste, qui rapportez des anecdotes pseudo-sociologiques et faites semblant de ne pas donner de leçons, où en êtes-vous avec votre progéniture ?
Bonne question. J’en suis là : 7 h 47. Sur le chemin du lycée (privé) où je conduis un des mes fils tous les matins ou presque sur fond de France Inter, Dominique Seux vitupère comme convenu contre la dette publique. Sans commentaire.
Une voix en fin de mue s’élève : « Papa, pour un exposé en SES [sciences économiques et sociales], je vais proposer le scénario d’un documentaire dérangeant. » Emballé, je réponds : « Bonne idée, mon vieux ! Le genre A propos de Nice de Jean Vigo, The Big One de Michael Moore ? Ou Merci patron ! de François Ruffin, peut-être ? » « Non, reprend la voix. Un truc sur François Fillon. Pas l’homme, que la justice jugera, mais son programme économique. Le temps est venu de le réhabiliter. » Fin.