Bouillonnante et épicurienne, la ville blanche est aussi le joyau du Bauhaus. Immersion architecturale, gastronomique et culturelle.
Jeunes kibboutznikim, jeunesse dorée, gays assumés, fashion addicts, sportifs véganes, palestiniens d’une Cisjordanie occupée ou sans-papiers africains… Tel-Aviv happe, enrichit et appauvrit. Poumon économique d’Israël, centre du high-tech, la ville, symbole de modernité, de douceur de vivre et de tolérance, est souvent opposée à Jérusalem, sainte, clivée, ultraorthodoxe, et située seulement à quarante-cinq minutes.
Tout cela n’est pas faux, mais pas totalement vrai non plus. Beaucoup plus effervescente qu’il n’y paraît, Jérusalem connaît un nouveau souffle de créativité tous azimuts. Mais c’est un fait. Il fait bon vivre à Tel-Aviv. Surnommée « The Bubble » (la bulle) par ses habitants, bordée par la Méditerranée et hérissée de gratte-ciel, cette cité balnéaire a de faux airs de Miami et tourne son visage vers l’Occident. C’est sûr, ici, les chapeaux de paille sont plus nombreux que les kippas, et les tatouages plus présents que les papillotes.
Les boîtes de nuit et les cafés trendy restent presque tous ouverts pendant le shabbat. Quant aux plages qui bordent la ville, elles sont en elles-mêmes une destination. A chaque rivage, son ambiance, sa population, ses sports en plein air : les Français sur Frishman Beach, les gays et starlettes en bikini sur Hilton Beach, les familles à Aviv Beach, les sportifs à Gordon, les religieux sur Nordau, les branchés à Cassis… A vélo, à rollers ou à trottinette électrique, on vient y faire sa gym, son yoga, gratter sa guitare, faire un barbecue ou boire des cocktails jusqu’au bout de la nuit.
Pour autant, malgré son rythme pulsant, Tel-Aviv garde une nonchalance tout orientale. On commence par flâner dans le quartier de Neve Tzedek, surnommé le « Petit Paris » où les tribus tendance et bon nombre d’expatriés français ont investi de jolies maisonnettes aux patios fleuris. A l’ombre d’un ficus, on les retrouve à la terrasse de Suzanna (on y croise souvent Elie Chouraqui) ou au Café Dallal, alors que les ruelles alentour regorgent de petites boutiques de design, de galeries d’art, de cafés-restos, sans oublier le centre Suzanne Dellal, haut lieu de la danse contemporaine en Israël.
On peut même y tester un atelier de danse gaga, une « gestuelle instinctive » inventée par le chorégraphe vedette Ohad Naharin qui fait fureur, de Tel-Aviv à Paris. On y rencontre d’ailleurs Galit Reismann, une jolie Israélienne qui promeut, à travers sa société TLV Style, la mode à Tel-Aviv. Elle guide ainsi les touristes serial shoppeuses à travers les ateliers et show-rooms de créateurs pointus. A l’instar des collections masculines du couturier Hed Mayner, des robes graphiques d’Elisha Bargel ou des uniformes d’inspiration années 1920 de Tali Kushnir.
Bauhaus ensoleillé
En remontant le boulevard Rothschild, où l’on sert à l’ombre des sycomores smoothies et oranges pressées, on tombe sur le véritable trésor de la ville : le plus grand ensemble d’architecture Bauhaus au monde, qui se dévoile dans un fascinant jeu d’ombre et de lumière.
Une bonne occasion de replonger dans l’histoire de ce mouvement moderniste, né à Weimar en 1919 et qui fête ses 100 ans cette année. Des années 1930 à 1950, sous l’impulsion d’architectes comme Joseph Neufeld, Carl Rubin ou Erich Mendelsohn, plus de 4.000 immeubles sont sortis de terre, s’adaptant au climat local : blanches façades et balcons tout en rondeur.
On les admire surtout au détour du bouillonnant marché du Carmel, dans le quartier Bialik, autour de la place Dizengoff avec son célèbre Cinema Hotel (1938), entièrement rénové. Longtemps négligé, ce patrimoine inscrit à l’Unesco est aujourd’hui choyé.
Le mieux est encore de le découvrir lors d’une visite guidée organisée par le Centre Bauhaus Dizengoff. Architecture toujours, mais contemporaine, il ne faut pas manquer non plus le Musée du Design de Holon, situé dans la banlieue sud. Salué par la critique, le bâtiment rouge tout en spirale sinueuse est signé du designer star israélien Ron Arad.
En remontant vers le cœur de la cité, le quartier de Florentin déroule ses galeries d’art alternatives, échoppes de mode vintage et murs tapissés de street art. On s’arrête à la Under a Thousand Gallery, rue Abarbanel, avant d’aller chiner des bouquins rue Haim Vital, ou des vinyles et des fringues de seconde main rue Nahalat Binyamin ou Simtat Beit Habad. Surtout, une jungle graphique se concentre dans le coin, jusqu’au dernier étage de la Central Bus Station, lieu accueillant les œuvres d’une cinquantaine de street artists internationaux et locaux comme Sened, Murielle, Dede, Frenemy…
Leur art est immédiat, cru et engagé. Il dit sans détour les souffrances d’une société qui s’est modernisée trop vite », avance le journaliste spécialiste d’art urbain Michel Fily.
La ville la plus animée d’Israël est ainsi devenue une toile géante où les murs livrent leurs messages et autres critiques politiques à l’égard de « Bibi » (Benjamin Netanyahou).
Cuisine du levant
Tel-Aviv donc, ses fêtes, ses airs bohèmes, son business florissant. Et sa gastronomie. La cuisine ici pourrait faire partie des dix commandements tant l’on goûte à toutes les saveurs du monde. On commence la tournée des grands ducs au marché couvert de Sarona, nouveau spot pour foodies totalement réhabilité avec ses stands pour gourmets et comptoirs véganes. Dehors, dans un grand parc arboré, boutiques et restaurants chics se sont installés dans les bâtiments d’une ancienne colonie allemande.
On poursuit en allant grignoter des légumes grillés au pied de la Grande Synagogue, sur la terrasse bondée du resto Port Saïd, fief d’Eyal Shani, connu « pour murmurer à l’oreille des tomates ». Le chef détient une bonne partie des restos branchés de Tel-Aviv comme l’incontournable bistrot chic North Abraxas, ou encore Romano, sa nouvelle cantine-guinguette nichée au 2ème étage d’un bâtiment brutaliste non loin de Neve Tzedek.
Enfin, pour le parfum levantin, impossible de faire l’impasse sur le Shuk HaCarmel. Carmel, ses étals de légumes et d’épices, ses stands de street-food et gargotes éthiopiennes. Ou filer plus au sud, au marché Levinsky, créé dans les années 1920 par des juifs d’origine grecque et turque. C’est ici que viennent la plupart des grands restaurateurs se ravitailler de dattes chez Mandjoul, d’épices chez Ketter ou de pâte d’amande chez Albert (sa pâtisserie date de 1935 !). On y trouve aussi, dans des sacs en jute ou des caisses en bois, les citrons noirs et les pois chiches permettant de reproduire les recettes du célèbre chef Yotam Ottolenghi.
A l’extrême sud de la promenade du bord de mer (« tayelet » en hébreu), voilà la belle Jaffa et son port datant de 4.000 ans. Là aussi, gentrification oblige, la vieille ville déroule désormais ses rues ripolinées, bordées d’anciennes demeures ottomanes rachetées par de riches israéliens. L’âme de « Yafo » est toujours là, mais avouons-le, devenue un peu artificielle face à l’appétit des promoteurs.
Même son marché aux puces n’a plus vraiment la même odeur, devenu le point de ralliement des fêtards et des « bruncheurs » du samedi matin. La vénérable boulangerie Abouelafia attire aujourd’hui surtout les touristes, et les derniers « vrais » brocanteurs cèdent leur bail, remplacés par des concept stores, boutiques-hôtels, galeries d’art ou épiceries de luxe.
Pour autant, sous la douce mélopée du muezzin, il est toujours aussi agréable de s’attabler devant un gâteau hongrois chez Kiortosh avant d’aller faire un tour chez la très rock’n’roll Ilana Goor. Cette milliardaire israélo-américaine, artiste et collectionneuse, a ouvert sa demeure aux visiteurs. Sa maison remplie d’œuvres d’art est un ancien hôtel pour pèlerins du XVIIIème siècle.
Un lieu insolite qui présente des centaines de créations en tout genre : art contemporain, vidéos, dessins, design, art tribal… En montant sur le toit-terrasse et son jardin de sculptures, la vue est à couper le souffle : le port, la mer, la mémoire des pierres, et au loin les tours de verre. Et un jus de ciel bleu dans les yeux.
Dorane Vignando