L’essayiste Marylin Maeso revient sur les insultes dont a été victime Alain Finkielkraut, samedi, en pleine manifestation de Gilets jaunes. Par Marylin Maeso
Vous n’avez pas encore compris, répondit Rambert, en haussant les épaules.
– Quoi donc ?
– La peste.
– Ah ! fit Rieux.
– Non, vous n’avez pas compris que ça consiste à recommencer.
Recommencer, c’est ce que nous faisons depuis des années, tandis que les noms des victimes tuées parce que juives s’additionnent pour notre malheur et notre enseignement. C’est aussi ce que nous faisons depuis des semaines, à chaque fois qu’un acte ou un propos antisémite émaille un rassemblement de Gilets jaunes, qu’un tag digne des années 1930 se retrouve sur la vitrine d’une boutique de bagels ou que des croix gammées viennent défigurer le visage de Simone Veil.
L’antisémitisme pullule
Mais le pire n’est pas là, au fond. Que l’antisémitisme pullule, revête de multiples masques, s’insinue dans tous les milieux et instrumentalise toutes les luttes, c’est dans son ADN, ce n’est pas nouveau et ce n’est, à l’évidence, pas près de s’arrêter. Non, le drame, comme le relevait Camus, c’est que nous n’avons pas encore compris. C’est que beaucoup ne veulent pas comprendre, s’obstinent à ne pas appeler le fléau par son nom, et donc à refuser de le combattre sans réserve.
Qu’en février 2019, Alain Finkielkraut soit violemment invectivé par une poignée de manifestants aux cris de « sale sioniste de merde ! Casse-toi ! », « Sale Juif ! », « Palestine ! », « Rentre chez toi à Tel-Aviv ! », « Antisémite ! Sale race ! Elle est à nous, la France ! Espèce de raciste ! T’es un haineux ! Tu vas mourir ! Dieu va te punir ! Le peuple va te punir ! », c’est insupportable, mais pas si surprenant. J’irai même jusqu’à dire que c’est dans l’ordre des choses, dès lors que tant de nos concitoyens persistent à se payer de mots en alignant les excuses et en égrainant les euphémismes coupables. Comment ne pas s’attendre à voir débarquer les rats en plein jour quand, depuis le début du mouvement des Gilets jaunes, certains, comme Bruno Gaccio, ne se contentent pas de fustiger les généralisations idiotes du type « Gilets jaunes = ramassis d’antisémites », mais les prennent à prétexte pour systématiquement tourner en dérision ou désamorcer toute critique des actes antisémites réels et documentés qui n’ont cessé de se multiplier ?
Haaaa on a l’incident majeur de l’acte 14 qui vous nous ramener Hitler dans la boucle, les gilets jaunes et la solution finale et le dernier rempart contre la barbarie.
Je suis antisémite dans … 5….4…3… https://t.co/sgqf85V7Vw
— gaccio bruno (@GaccioB) 16 février 2019
Convergence des brutes
Est-il encore temps de plaider la surprise, quand d’autres, comme la journaliste Aude Lancelin, jouent la surdité et crient au mensonge d’État en prétendant que ce « sale Juif ! » (que nous sommes plusieurs à entendre, autour de la quatorzième seconde de la vidéo) est une machination du pouvoir « pour faire monter la haine dans ce pays », cette même haine qu’ils laissent se répandre par leur aveuglement têtu ? Car même en admettant que le mot « Juif » ne soit pas aussi net que le reste des injures prononcées, il faut être d’une mauvaise foi abyssale pour parler de « fake news à base d’antisémitisme » quand on entend clairement des hommes hurler « sale race ! », « La France est à nous », « Rentre chez toi à Tel-Aviv » à un Juif français. Peut-on encore s’étonner, aujourd’hui, de cette effroyable convergence des brutes qui réunit la journaliste du Média et l’hebdomadaire d’extrême droite antisémite Rivarol au diapason du déni ?
« Sale juif »?
Cette phrase est inaudible dans la vidéo. Tous les samedis le porte-parole du gouvernement Griveaux invente un nouveau mensonge gravissime pour faire monter la haine dans le pays. Ces gens ne se battent pas loyalement. Ils sont indignes. pic.twitter.com/ukZv28yZjq— Aude Lancelin (@alancelin) 16 février 2019
Finkielkraut n’a pas été traité de « sale juif » mais de sioniste, ce qui n’est pas la même chose.
Encore une fois l’hystérie dans laquelle vit ce régime d’occupation ne se soucie nullement de la vérité, de l’exactitude.
Il est affreux d’être dirigé et opprimé par de tels gens. https://t.co/jSvqer8LQn— Rivarol (@rivarolhebdo) 16 février 2019
Comment faire front commun contre la peste, quand tant de petites mains font le sale boulot pour elle ? Quand l’avocat et homme politique socialiste Jean-Pierre Mignard pousse le « victim blaming » jusqu’à l’insoutenable, en nous expliquant, goguenard, que ce n’est pas si grave, puisque Finkielkraut n’a pas été frappé, et que bon, « il le cherchait », un peu, quand même. Quelle idée, aussi, de se promener dans le quartier Montparnasse (où il habite) un jour de manif, quand on est juif…
Alain Finkelkraut se fait huer lors de sa présence le long du cortege GJ. On s’émeut sur les plateaux. Bon d’accord mais il n’a pas été, et heureusement frappé. 👎Ce qui aurait tout changé☝️. La il doit etre content. Il le cherchait. On l’avait oublié. C’est réparé.😏
— Jean-Pierre Mignard (@jpmignard) 16 février 2019
Et que dire de tous ceux qui, à l’instar de Thomas Guénolé, politologue et militant à La France insoumise qui n’avait pourtant jusque-là jamais mâché ses mots quand il s’agit d’épingler les haineux, réduisent les attaques antisémites, dont Alain Finkielkraut a fait l’objet, à de banales insultes, et décrètent qu’il n’est pas à plaindre ou que c’est bien fait pour lui, en raison des propos qu’il a lui-même tenus ?
L’antisionisme instrumentalisé par des antisémites
Comme si c’était ce qu’il a pu dire qui était ici reproché à l’auteur du Juif imaginaire, et non ce qu’il est. Comme si, face à des paroles ouvertement antisémites, les « je condamne, mais… » pouvaient être autre chose qu’une forme de complicité déguisée en indignation. Qu’Alain Finkielkraut puisse aujourd’hui encore être menacé de mort et traité de « sale juif ! » ou de « sale sioniste ! » au nom de la lutte pour les droits des Palestiniens, c’est aussi l’œuvre de ceux qui s’évertuent à nier que l’antisionisme est instrumentalisé depuis des décennies, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, par des antisémites qui souhaitent se refaire une vertu et diffuser plus librement leurs idées nauséabondes. L’œuvre de ces juges-pénitents qui se réfugient derrière des éléments de langage ressassés ad nauseam, comme l’argument du mépris de classe élevé au rang d’alibi systématique, pour servir des prétextes réchauffés à ceux qui n’aspirent qu’à cracher leur haine.
Cela fait des années qu’Alain #Finkielkraut répand la haine en France. Contre les jeunes de banlieue. Contre les musulmans. Contre l’Education nationale. Etc.
L’insulter, comme insulter quiconque, est condamnable. Mais le plaindre, certainement pas.— Thomas Guénolé (@thomas_guenole) 16 février 2019
Face à un sophisme aussi spectaculaire, selon lequel dire que les attaques antisémites sont injustifiables d’où qu’elles viennent revient à reprocher aux « prolos de banlieue » de ne pas « s’exprimer en alexandrins » (comme s’il n’y avait pas de milieu entre Racine et Soral), comment ne pas songer à Houria Bouteldja qui, dans Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, légitimait en ces termes l’essentialisation des Juifs comme « sionistes » (c’est-à-dire, dans ce contexte d’énonciation, bourreaux des Palestiniens) par défaut : « Nous antisémites ? Vous nous blâmez de vous maudire en tant que Juifs, mais n’est-ce pas à ce titre que vous nous avez colonisés ? Vous nous reprochez de céder à l’essentialisation des Juifs, mais vos oppresseurs allemands, vous les insultiez en prose ou en rimes ? »
De quoi « sale sioniste » est-il le nom ?
On en est là. Encore. Au point où certains ressentent toujours le besoin de se justifier par une désolidarisation idéologique préalable avant de parvenir à condamner des attaques antisémites. Au point où il faut à nouveau expliquer de quoi « sale sioniste ! » est le nom. Redire que nombre d’intellectuels juifs sont affublés de cette étiquette comme on colle une cible dans le dos d’un ennemi à abattre, et ce quoi qu’ils puissent dire. Rappeler que quand Alain Finkielkraut (comme Raphaël Enthoven) qualifie de « catastrophique » pour la paix entre Israéliens et Palestiniens la décision de Donald Trump de déplacer son ambassade à Jérusalem, fustige l’immixtion du Crif et lui reproche de s’aligner, d’aucuns y voient la preuve de sa duplicité, puisqu’il est convenu et indiscutable qu’il est, comme tant d’autres, vendu corps et âme à la diabolique « idéologie sioniste ».
Que quand le « sioniste » Claude Askolovitch défend les musulmans, il convient de soupçonner chez lui « l’étrange sollicitude de ces militants sionistes à l’égard des musulmans au nom d’une bien opportune fraternité d’Abraham ? » et d’y voir le symptôme de la « contre-révolution coloniale ». Et que c’est au nom du même raisonnement que le jeune youtubeur Aurélien Enthoven ne peut pas faire une vidéo contre le racisme biologique sans qu’on voie resurgir, au milieu des éternels « sale youpin ! » et autres « petit youtre », ce même procès d’intention :
Appeler les choses par leur nom, c’est redire, inlassablement, qu’aujourd’hui comme hier, on conclut de sa race (comme le disait Barrès) le fait que le Juif puisse être coupable de tous les maux dont on l’accuse. Car si ce n’est lui, c’est forcément son frère. Au pire, Dieu reconnaîtra les siens.
Une marche contre l’antisémitisme
Une grande marche contre l’antisémitisme est prévue mardi prochain. Et je voudrais me convaincre que l’appel à l’union pourra provoquer le déclic dont nous avons besoin pour clamer en y croyant vraiment, d’une seule voix et sans ambages, que l’antisémitisme est l’affaire de tous, et que rien ne doit nous diviser face à un tel fléau. Seulement, ce n’est pas la première marche. Et tant qu’il y aura des gens pour déplorer les effets dont ils nourrissent certaines des causes et pour se rendre aux rassemblements comme d’autres vont au confessionnal, le temps de soulager leur conscience pour mieux retomber dans les mêmes travers le jour suivant, les pavés que nous foulerons à l’unisson seront riches de reculades en puissance.
En lieu et place des slogans habituels et des bonnes intentions, j’aimerais, pour une fois, qu’on visualise clairement la distance qu’il nous reste à parcourir en se remémorant les mots de Tarrou : « J’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. »