Juive, originaire de Russie et arrivée à New York en 1889, l’anarchiste charismatique lutta sans relâche en faveur des ouvriers tout en vivant à fond ses relations amoureuses. Sa captivante autobiographie vient d’être intégralement traduite.
Une photo en noir et blanc la montre en pied, sévère, visage fermé, lunettes de cérébrale, chemisier blanc à manches gigot fermé au col, jupe longue. On la prendrait pour un bonnet de nuit, une bigote de la Révolution. Le cliché ne rend pas totalement justice à Emma Goldman, la trentaine alors, qui était blonde aux yeux bleus, anarchiste propagandiste mais aussi esprit sensible et tourmenté.
Son autobiographie traduite intégralement en français pour la première fois passionne à plusieurs titres. Outre qu’elle conte en détail une existence dédiée à militer pour «la cause», elle dresse un portrait de femme plusieurs fois amoureuse, profondément humaine et exaltée. Emma Goldman aimait la musique, le théâtre, la danse, les fleurs… «Est-ce que je devais renoncer à tout cela pour être une bonne révolutionnaire, me demandai-je. En aurais-je la force ?» Elle composera. Lucide jusqu’au bout des ongles sur elle-même, elle écrit aussi : «Jusqu’à la fin de mes jours, je serais tiraillée entre l’aspiration à une vie privée et le besoin de tout consacrer à mon idéal.» C’est cette voix-là, puissante et honnête, qui se raconte à plus de 60 ans en 1928, dans son havre provisoire de Saint-Tropez.
Une image d’elle-même, celle d’une aube prometteuse, ouvre le récit. Une femme de 20 ans débarque à New York dans la forte chaleur de l’été, le 14 août 1889. Originaire de Kowno, qui appartenait alors à l’Empire russe (et désormais port de Lituanie), Emma Goldman a quitté son pays fin décembre 1885 pour émigrer avec sa sœur aînée, Helena, aux Etats-Unis, puis a vécu quelque temps à Rochester (Etat de New York). On la voit avec son bagage, transpirante, tenter ses trois potentiels points de chute new-yorkais. Sa propre famille lui réservant un accueil glacial, elle se tourne vers Hillel Solotaroff, un anarchiste juif croisé un an plus tôt à New Haven. Tout s’enchaîne avec un incroyable déterminisme. Solotaroff lui présente le jour même Alexandre Berkman, dit Sasha. Ce dernier, promis à devenir le compagnon de lutte de toute une vie, l’emmène le soir à une conférence de Johann Most, anarchiste allemand qui tient la revue Freiheit, présenté par la presse comme le «diable personnifié, un criminel, un démon sanguinaire». Elle tombe sous le charme de cet orateur au visage disgracieux. «Son discours fut une dénonciation virulente des conditions de vie et de travail en Amérique, une satire mordante contre l’injustice et la brutalité des pouvoirs dominants, une tirade passionnée contre les responsables de la tragédie de Haymarket et de l’exécution des anarchistes de Chicago en novembre 1887.»
La trempe d’un tribun
Depuis Rochester, Emma Goldman avait suivi avec passion le procès des anarchistes de Haymarket (massacre survenu à Chicago le 4 mai 1886) qui virent cinq hommes condamnés à la pendaison et trois à la prison dans un contexte où les anarchistes étaient associés à l’opposition violente des patrons contre la journée de huit heures. C’est ainsi qu’elle découvrit l’anarchisme. La tragédie de Haymarket et ses suites en 1887 poussèrent bien d’autres à rejoindre le mouvement.
«Le chemin de l’anarchisme est escarpé et ardu», lui dit Johann Most, dont le charisme l’impressionne. Le révolutionnaire a tout de suite entraperçu dans la femme encore innocente une trempe de tribun. Most, «l’oiseau tempête de mon imaginaire», la pousse dans une première tournée de réunions à Rochester, Buffalo et Cleveland. Elle ne cessera sa vie durant de sillonner le pays, pour des rassemblements d’ouvriers, des conférences, bravant les menaces d’arrestations, le durcissement de la persécution et les lois antiarnarchistes. «Pas une fois au cours de mes vingt années d’interventions publiques, je ne sus avant la dernière minute si l’on m’autorisait ou non à parler et si j’allais dormir dans mon lit ou sur une simple planche au poste de police.» Il fallait aussi supporter les ragots, selon lesquels Emma Goldman mettrait en danger la vie des enfants des riches et couvrirait de sang les rues de New York. En 1914, à San Diego avec son compagnon Ben Reitman, ils faillirent être lynchés par une foule en délire.
Rapidement, elle prend de la distance avec la position de Most. «Elle ébranla ma confiance infantile dans l’infaillibilité de mon mentor et me fit comprendre l’importance d’une réflexion indépendante.» Il suscitera chez elle une telle rage qu’elle viendra à une de ses réunions avec une cravache, se précipitant sur la scène pour le cingler. Emma Goldman avait le sang vif, ne supportait pas les mensonges et les trahisons, tout en étant parfois rattrapée par ses sentiments.
Adepte de l’union libre
Sa fougue d’oratrice lui vaut très vite son surnom d’«Emma la rouge». Lors d’un rassemblement sur Union Square en 1891 motivé par la revendication de faire du 1er mai une Fête du travail universelle, elle décide avec ses amis de haranguer les foules alors que les socialistes ont refusé une tribune aux anarchistes. Les journaux du lendemain parlent d’une «merveilleuse jeune femme, debout sur un chariot, qui agitait un drapeau rouge et prêchait la révolution».
Au soir d’un meeting, elle est devenue la maîtresse de Sasha, qui lui annonce très vite que pour la cause, il renoncerait à leur amour et à sa propre vie. Avec d’autres «camarades», ils décident de réagir aux incidents qui ont éclaté à Pittsburgh entre la Carnegie Steel, qui possède de grandes aciéries dans la région, et ses salariés. «Il nous semblait que le réveil de l’ouvrier américain avait sonné, que le jour tant attendu de sa résurrection était arrivé. L’ouvrier se soulevait enfin, prenait conscience de sa formidable force et était bien décidé, pensions-nous, à briser les chaînes qui l’avaient si longtemps tenu en esclavage.» Le samedi 23 juillet 1892, Sasha tire sur l’industriel Henry Clay Frick. A 21 ans, il écope de vingt-deux ans de prison dans un pénitencier de l’ouest de la Pennsylvanie. «Tout à coup, on venait d’abattre un jeune arbre au tronc vigoureux, on venait de le priver de lumière et de soleil.» Tout au long de l’incarcération de Sasha, elle ne cessera de lui écrire et de le soutenir.
Fin décembre 1892, elle tombe amoureuse d’Edward Brady, anarchiste érudit et amant expérimenté. «Dans les bras d’Ed, je compris pour la première fois la signification de cette force vitale extraordinaire. Je saisis toute sa beauté et je bus fougueusement sa joie, sa volupté enivrante.» Athée, adepte de l’union libre, du contrôle des naissances, et plus que tout de l’égalité hommes-femmes, Emma Goldman comprend alors que l’expression de la sexualité constitue un élément essentiel à la vie.
Dans un contexte de crise industrielle, en 1893, des milliers de personnes sont privées d’emploi et se retrouvent sans logis. Emma Goldman se consacre à la collecte de denrées, à la coordination des distributions de repas aux sans-abri et aux réunions publiques, où elle dénonce le système. Elle est arrêtée à Philadelphie, inculpée d’incitation à l’émeute et condamnée à un an d’emprisonnement à Blackwell’s Island, une expérience dure et formatrice dont elle fait le récit. «La prison avait mis ma foi à dure épreuve. Elle m’a aidée à découvrir cette force qui dormait en moi, la force de me tenir debout, seule, la force de vivre ma vie et de combattre pour mes idéaux, contre le monde entier si nécessaire. L’Etat de New York n’aurait pas pu me rendre meilleur service que de m’envoyer au pénitencier de Blackwell’s Island !» Elle sera souvent interpellée, malmenée, insultée, jusqu’à être expulsée avec Sasha vers la Russie en 1919, page passionnante et désillusionnée des péripéties de cette existence intense.
«Forces intimes»
Des tournées vont l’amener en Europe. En 1895, à Londres, elle constate que «le droit de se réunir à l’extérieur à n’importe quel moment est une institution, une tradition britannique à l’instar du bacon au petit-déjeuner». Déterminée à rencontrer les ténors de l’anarchisme, elle fait la connaissance de Louise Michel, qu’elle juge mal fagotée pour une femme. Mais : «Tout son être brillait d’une lumière intérieure.» A Vienne, elle suit les conférences de Sigmund Freud et découvre Nietzsche. Elle passe dans la ville autrichienne ses diplômes de sage-femme et d’infirmière, activités qu’elle exercera pour soutenir financièrement son militantisme. La bagarre permanente afin de trouver des finances pour la défense de la cause fait corps avec son quotidien. En particulier pour sa revue Mother Earth, lancée en 1906, qui frôlera souvent la faillite avant d’être interdite en 1917.
Son autobiographie se dévore. Attentive à ne pas noyer le lecteur dans la théorie, Emma Goldman écrit dans une vibration permanente, assumant sentiments et opinions personnelles. Sans qu’elle le sache, un jeune admirateur anarchiste, Leon Czolgosz, tire sur le président des Etats-Unis, William McKinley, le 6 septembre 1901 à Buffalo. Arrêté, torturé, il sera exécuté sur la chaise électrique le 29 octobre. Son geste renforcera la traque policière sur Emma et sur le mouvement, durcissant la législation antianarchiste. «En effet, j’avais cessé depuis lors de considérer les actes politiques uniquement du point de vue utilitaire ou en fonction de leur valeur de propagande, comme le faisaient d’autres révolutionnaires. M’importaient beaucoup plus dorénavant les forces intimes qui poussent un idéaliste à des actes de violence et exigent souvent l’anéantissement de sa propre vie. J’en étais arrivée à la certitude que derrière chaque acte politique de ce genre se trouvait une personnalité impressionnable, excessivement sensible et de nature douce.» Emma Goldman, morte au Canada le 14 mai 1940, a été enterrée, selon ses vœux, au cimetière Waldheim, au côté des condamnés de Haymarket à Chicago. Le drame qui a donné le la à l’histoire de sa vie.
Emma Goldman Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions Traduit de l’anglais par Laure Batier et Jacqueline Reuss, L’Echappée, 1 096 pp., 29,90 €.