Procès médiatique et procès de l’Église, le procès de l’affaire Barbarin a commencé ce lundi au tribunal de grande instance de Lyon. L’archevêque est jugé pour « non-dénonciation d’agressions sexuelles sur mineurs » jusqu’au mercredi 9 janvier.
Le cardinal Barbarin et cinq ex-membres du diocèse comparaissent jusqu’à mercredi pour ne pas avoir dénoncé à la justice les abus commis sur de jeunes scouts de la région, avant 1991, imputés au père Bernard Preynat. L’archevêque de Lyon et Régine Maire sont également poursuivis pour « omission de porter secours ». Les plaignants leur reprochent d’avoir maintenu le prêtre au contact d’enfants jusqu’en 2015, date à laquelle un ancien scout a porté plainte pour la première fois, alors qu’ils étaient au fait des agissements passés du père Preynat. Par le nombre de dignitaires ecclésiastiques poursuivis et leur notoriété, l’audience qui s’ouvre lundi 7 janvier devant le tribunal correctionnel de Lyon revêt d’ores et déjà un caractère inédit.
Au-delà de l’affaire singulière qui leur vaut de comparaître, c’est bien l’attitude de l’Eglise face aux dérives de ses prêtres pédophiles que les plaignants veulent mettre en procès. Ne manquera à l’appel que le secrétaire de la Congrégation de la doctrine de la foi Luis Ladaria, lui aussi visé par la plainte, pour lequel le Vatican a opposé une immunité.
Le déroulé qui met en cause le clergé lyonnais
L’affaire lyonnaise commence en juillet 2014 par un mail qu’adresse Alexandre Hezez à son évêque, Mgr Barbarin. Ce père de famille, ancien scout de Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône) a découvert que Bernard Preynat, le prêtre qui a abusé de lui entre ses 9 et 11 ans, est toujours en poste et au contact de jeunes enfants. Dans son message, il détaille les attouchements qu’il a subis de la part de l’ancien aumônier. Le cardinal Barbarin le dirige aussitôt vers une laïque du conseil épiscopal chargée de l’écoute de « ceux qui ont vécu de telles souffrances par la faute d’un prêtre. » Une rencontre est organisée en octobre de la même année entre l’ancien scout et son agresseur. L’entretien dure une heure, et se conclut par un Notre Père.
Alexandre Hezez insiste auprès de l’archevêque, qui le reçoit en novembre 2014, sur l’urgence de muter le prêtre. Philippe Barbarin s’engage à envoyer le dossier à Rome. Constatant que le curé est toujours en poste en juin 2015 – il sera officiellement mis un terme à ses fonctions en septembre 2015 –, le père de famille alerte le procureur de la République. Une première enquête sur les agissements du père Preynat est ouverte. Très vite, elle révèle de nombreuses victimes. Une seconde cible l’attitude de l’Eglise : la hiérarchie catholique savait et n’en a rien dit à la justice. Il s’agit alors de déterminer si ce silence tombe sous le coup de la loi pour « non-dénonciation » d’atteintes sexuelles sur mineurs, un délit puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende.
Mettre l’Eglise face à ses contradictions
Un an plus tard, en août 2016, le parquet de Lyon classe l’enquête Barbarin sans suite, au motif que l’absence de dénonciation n’a pas constitué une « entrave à la saisine de la justice ». Les parties civiles renoncent à faire appel de cette décision et ne sollicitent pas la désignation d’un juge d’instruction, par crainte de voir les débats s’enliser plusieurs années. Elles décident donc d’adresser dans la foulée une citation directe à comparaître aux cinq ecclésiastiques, auxquels s’ajoutent deux laïques, Pierre Durieux, alors directeur de cabinet du cardinal de Lyon, et Régine Maire, la bénévole qui avait reçu Alexandre Hezez.
Pour les plaignants, en effet, il est temps de mettre l’Eglise face à ses contradictions. En France, la conférence épiscopale de novembre 2000 avait marqué un tournant sur la pédophilie. Dans une déclaration commune, les évêques réunis à Lourdes affirmaient alors que « les prêtres qui se sont rendus coupables d’actes à caractère pédophile doivent répondre de ces actes devant la justice », et que l’évêque « ne peut ni ne veut rester passif, encore moins couvrir des actes délictueux ».
En 2003, une brochure éditée à destination de tous les éducateurs proclamait en exergue que « rechercher la vérité est la première des exigences », et insistait sur le devoir « d’informer la justice » qui s’imposait à toute personne en présence de dénonciation de « faits précis. » En 2015, la pédophilie figurait encore à l’ordre du jour de la conférence épiscopale afin de sensibiliser la nouvelle génération d’évêques au sujet. L’affaire lyonnaise témoigne, selon les parties civiles, qu’il y a loin entre les déclarations de principe ou « la tolérance zéro » prônée par le pape François à l’égard des prêtres coupables et leur traduction dans la réalité.
La démarche des plaignants lyonnais a entre-temps reçu un opportun renfort judiciaire, avec le jugement rendu en novembre 2018 par le tribunal d’Orléans dans une affaire qui présente des similitudes avec celle de Lyon. Lors d’une même audience, ont été jugés un prêtre, Pierre de Castelet, accusé d’agressions sexuelles sur de jeunes garçons à l’été 1993 et l’ancien évêque d’Orléans, Mgr André Fort, poursuivi pour non-dénonciation des agissements dont il avait eu connaissance. Pour sa défense, Mgr Fort avait expliqué que, lorsqu’il avait reçu une des victimes, un homme devenu majeur, il n’avait pas perçu chez lui « une volonté de dénoncer les faits à la justice. » « Il ne me l’a pas demandé, et je n’étais pas conscient que c’était une obligation », avait-il déclaré.
Atteintes sexuelles prescrites
Dans son jugement, qui condamne l’ancien évêque à huit mois d’emprisonnement avec sursis, le tribunal relève que ce raisonnement « contrevient aux objectifs même de la loi pénale » et souligne que « le délit de non-dénonciation d’agression sexuelle sur mineurs de 15 ans, vise justement à inciter ceux qui ont eu connaissance de tels faits à informer la justice, alors que les victimes ne sont pas nécessairement en mesure de le faire ». Cette décision sous-entend que l’obligation de dénonciation s’étend même dans le cas où la victime est devenue majeure et donc en capacité de porter plainte elle-même. N’ayant pas été frappée d’appel, elle est devenue définitive.
L’interprétation faite par le tribunal d’Orléans de l’article 434-3 du code pénal est vigoureusement contestée par Mes André Soulier et Jean-Félix Luciani, les avocats du cardinal Barbarin, poursuivi sur le même fondement. Cet article, observent-ils, oblige à dénoncer les atteintes sexuelles « infligées à un mineur de 15 ans ou à une personne qui n’est pas en mesure de se protéger ».
Un présent de l’indicatif qui, selon la défense, traduit la volonté du législateur de ne pas faire peser sur des tiers une obligation de dénonciation sans limite de temps et de laisser à la victime, devenue adulte, la liberté d’engager ou pas des poursuites judiciaires. La conception inverse, soulignent-ils, reviendrait à instaurer une sorte de « totalitarisme judiciaire » dans lequel toute personne qui n’irait pas porter plainte alors qu’elle est informée d’atteintes sexuelles infligées durant l’enfance à une autre, devenue adulte, pourrait être poursuivie.
Lorsqu’il a informé Mgr Barbarin des faits dont il avait été victime, Alexandre Hezez était âgé de 40 ans. L’évêque de Lyon a toujours affirmé qu’il l’avait encouragé à porter plainte mais n’avait pas imaginé devoir le faire lui-même. Sa défense relève en outre que l’article 434-3 figure dans la section du code pénal relative aux « entraves à la justice ». Or, rappelle-t-elle, les atteintes sexuelles subies par Alexandre Hezez entre 9 et 11 ans, étaient prescrites.
Comme l’avait déjà relevé le parquet dans sa décision de classement sans suite, la non-dénonciation reprochée à Philippe Barbarin ne saurait être considérée comme une entrave à la justice pour des faits prescrits. Autant d’arguments qui nourrissent l’espoir de Mgr Philippe Barbarin d’incarner judiciairement non pas le silence coupable de l’Eglise, mais sa prise de conscience face à ce qu’il nomme « le désastre de la pédophilie. »
Première matinée d’audience
Entré le visage fermé dans la salle du tribunal sous les flashes de dizaines de photographes et cameramen, dont de nombreux médias étrangers, le cardinal, vêtu d’une veste sombre sur un pull gris et chemise à col romain de prêtre, s’est assis sur le banc des accusés et a semblé se recueillir quelques minutes, mains jointes, avant l’ouverture des débats. Durant la première matinée d’audience, le primat des Gaules regardait droit devant lui, sans un regard pour la partie adverse. Le tribunal a prévu de l’interroger dans l’après-midi, après l’audition de Pierre Durieux, son ancien directeur de cabinet. Dimanche, le religieux n’avait pas voulu se montrer aux traditionnels vœux diocésains, se contentant d’un courrier demandant « au seigneur que s’accomplisse le travail de la justice » et « qu’il guérisse tout ce qui doit l’être, dans le cœur des victimes ».
« On veut connaître la vérité »
« L’enjeu, c’est que, demain, on ne reproduise pas les mêmes erreurs. En trois ans, l’Église a bougé, le législateur a bougé, le sujet (de la pédophilie, NDLR) a pénétré tous les foyers de France, y compris au sein du monde catholique. Tout cela a été possible en partie grâce à ces recours. Donc la victoire, elle est déjà là », considérait avant l’audience l’un des plaignants, François Devaux, cofondateur de La Parole libérée. « On veut connaître la vérité sur l’omerta et l’institutionnalisation du silence. Savoir comment et pourquoi pendant cinquante ans le père Preynat a pu abuser d’enfants », affirmait de son côté Alexandre Hezez, le premier à avoir porté plainte. La défense, de son côté, crie à l’acharnement et compte sur le procès pour « rétablir un certain nombre de vérités, car on ne répare pas une injustice par une autre », selon Me Jean-Félix Luciani, l’un des avocats du cardinal.
Le cardinal espagnol Luis Ladaria Ferrer, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi à Rome, était aussi poursuivi, mais le Vatican a opposé son immunité. Malgré le soutien du pape, cette affaire a fragilisé le primat des Gaules, dont la démission a été réclamée jusqu’au sein même de l’Église avec la pétition lancée par un prêtre de la région. Au Vatican, le pape François s’est engagé lundi à combattre les violences sexuelles sur mineurs, « l’un des crimes les plus vils et les plus néfastes possible », lors de ses vœux au corps diplomatique accrédité auprès du Saint-Siège.